Ces propos de gamins de Trabzon, d'où est originaire Ogün Samast, le meurtrier présumé du journaliste arménien Hrant Dink, récemment assassiné à Istanbul, révèlent le climat régnant dans ce port de la mer Noire gangrené par le chômage, la mafia, et réputé dans tout le pays pour sa culture des armes à feu. Les idées libérales et proeuropéennes débattues à Istanbul, par les
« aristocrates » comme on les appelle à Trabzon, sont perçues, dans ce fief ultranationaliste, comme des attaques contre l'intégrité de la patrie.
C'est à Trabzon qu'en février 2006 un adolescent de 16 ans a abattu le prêtre italien Andrea Santoro. C'est encore à Trabzon qu'une foule a tenté de lyncher, à deux reprises l'an dernier, des étudiants qui distribuaient des tracts sur les conditions de détention de prisonniers d'extrême gauche. Un bruit avait couru la ville : il s'agissait de «
terroristes » kurdes qui avaient brûlé un drapeau turc. Et en 2004, Yasin Hayal, aujourd'hui suspecté d'être le mentor d'Ogün Samast, avait posé une bombe dans le Mc Donald's de la grande rue commerçante, pour protester contre l'intervention américaine en Irak.
Ogün Samast, 17 ans, habitait le quartier de Pelitli, un ensemble d'immeubles gris - deux coiffeurs, trois cafés et l'arrêt de minibus collectif - où s'entassent des paysans chassés de leurs champs par la misère. Le muhtar, l'équivalent du maire, ne répond pas aux intrus.
La milice des Loups gris
Depuis dix jours, Pelitli a été pris d'assaut par les médias turcs, et le faubourg, honteux, s'est refermé sur lui-même. «
Seul Dieu a le droit de reprendre une vie humaine, tout le monde est sous le choc ici », ose l'épicier. Mais derrière sa rangée de bonbonnières, il ajoute : «
Musulmans et non musulmans ne doivent pas se heurter. Il faut faire attention de ne pas provoquer nos sentiments nationalistes, ça peut entraîner des réactions. »
À Pelitli, personne ne connaissait Hrant Dink. Et personne n'a défilé, comme à Istanbul, en scandant «
Nous sommes tous des Arméniens ». «
Ces gens-là, s'ils aimaient leur pays, ils auraient dû brandir des drapeaux turcs », condamne un client. Mais selon ce chômeur de 40 ans, les assassins de Hrant Dink ont armé le gars de Pelitli «
pour abattre Trabzon, rempart nationaliste. Les forces extérieures cherchent à déstabiliser l'unité nationale ».
Dans cette région de la mer Noire que la chute du cours de la noisette a encore un peu plus enfoncée dans la crise, les discours de l'extrême droite imprègnent les esprits. Le MHP (Parti d'action nationaliste) avec sa célèbre milice des Loups gris est ici chez lui. Des organisations comme Nizami Alem (l'Ordre mondial) ou les foyers Alperen recrutent sans difficulté parmi la jeunesse désoeuvrée. Ces mouvements nationalistes et religieux sont rattachés au Parti islamo nationaliste de la grande Union (BBP), né d'une scission du MHP. Le BBP avait manifesté à Istanbul contre la visite du Pape à la basilique Sainte-Sophie. Les diatribes contre les «
missionnaires » qui menaceraient l'identité islamique de la Turquie constituent une de leurs antiennes préférées, comme celles accusant l'Occident ou le complot des
« Juifs », des «
Américains »...
Un cocktail détonnant
La porte du local du BBP est close. Joint par téléphone, son président régional, Yasar Cihan, concède connaître Erhan Tuncel et Yasin Hayal, deux des suspects arrêtés dans l'enquête sur la mort de Hrant Dink. Mais ces deux jeunes, «
respectueux » assure-t-il, «
ne venaient plus au parti depuis deux ou trois ans. Ils étaient plus radicaux que le BBP ». Leurs noms apparaîtraient également dans l'assassinat du père Santoro. Et selon le quotidien
Sabah, Erhan Tuncel, étudiant, était à la fois garde du corps du dirigeant national du BBP et informateur de la police de Trabzon. «
Si l'enquête sur la mort du curé avait été faite correctement, on n'en serait pas là », soupire Gürsel Gençsoy, adjoint au maire de Trabzon. À la branche locale de l'Association des droits de l'homme de Turquie (IHD), on accuse «
les politiques du coin qui font de la surenchère nationaliste et Trabzon qui sert de base à l'État profond ». Cette expression désigne en Turquie une alliance entre la mafia et une partie de la bureaucratie et des militaires. Vendredi dernier, le gouverneur et le chef de la police de Trabzon ont été mutés.
Des Ogün Samast, gamins élevés devant les séries télévisées où les mafieux sont des héros, il y en a plein les rues à Trabzon. «
Dans ces films, les voyous sont des Robin des Bois, ce sont eux qui protègent le pays, explique Hüseyin, qui tient le café de Pelitli.
Ces garçons sans but, ça leur monte à la tête, ils prennent ces types comme modèle. » « C'est pas compliqué, nos jeunes passent leurs journées enfermés dans le café Internet à s'abrutir sur des jeux vidéo, poursuit-il.
Ils se mettent en réseau, un camp fait les terroristes, l'autre, les policiers. » Hüseyin, venait d'embaucher Ogun Samast, «
pour lui donner des repères, à la demande de sa mère inquiète ». Impossible d'en savoir plus, interdiction d'approcher le groupe de jeunes. Ils se sont rabattus vers le salon de thé depuis que les ordinateurs des deux cafés Internet ont été emportés par les enquêteurs. «
Nous avons un vrai problème avec notre jeunesse qui cède aux sirènes nationalistes, s'inquiète Ömer Altuntas, avocat et président local de l'ÖDP, un petit parti de gauche.
Avec le chômage et les armes à feu, ça forme un cocktail détonant. »