Le Parlement a donné son accord, jeudi 2 janvier, au déploiement de troupes turques en Libye. BURHAN OZBILICI / AP
lemonde.fr | Marie Jégo | Publié le 02 janvier 2020
A Ankara, les députés ont autorisé, jeudi, l’envoi de troupes en Libye aux côtés du gouvernement de Tripoli, ciblé par l’offensive du maréchal Haftar, qui a fait dissidence.
Convoqué en toute hâte par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, le Parlement a donné son accord, jeudi 2 janvier, au déploiement de troupes turques en Libye en soutien au gouvernement d’accord national (GAN) de Tripoli, menacé par une offensive du chef de guerre Khalifa Haftar, soutenu par la Russie, les Emirats arabes unis et l’Egypte. L’implication de la Turquie risque d’aggraver cette situation de guerre par procuration qui mine le pays.
Le président américain Donald Trump a aussitôt mis en garde, dans une conversation téléphonique avec son homologue turc, contre toute « ingérence étrangère » susceptible de « compliquer » la situation en Libye. Washington avait appelé, en novembre 2019, le maréchal Khalifa Haftar à mettre fin à son offensive en vue de s’emparer de Tripoli, même si M. Trump avait pu donner l’impression, par le passé, de le soutenir.
Le mandat d’un an voté par les parlementaires laisse à Erdogan le pouvoir de décider seul de la composition et de la taille des forces qui seront déployées. L’envoi de quelques centaines de mercenaires syriens épaulés par des instructeurs de l’armée turque n’est pas satisfaisant pour le président turc, qui voit plus grand. L’intervention aura lieu « au sol, sur mer et dans les airs si nécessaire », avait-il prévenu après avoir signé, le 27 novembre 2019, un double accord de coopération, militaire et de délimitation des frontières maritimes en Méditerranée, avec Faïez Sarraj, le chef du GAN.
Les buts affichés sont ambitieux, le texte de la motion évoque ainsi la nécessité de « protéger les intérêts de la Turquie en Méditerranée, de prévenir le transit de migrants clandestins, d’empêcher les organisations terroristes et les groupes armés de proliférer, d’apporter une aide humanitaire au peuple libyen ».
Intérêts économiques et stratégiques de la Turquie
A travers cette projection de puissance, Ankara veut également défendre ses intérêts économiques et stratégiques. Economiques, car les entreprises turques ont investi près de 25 milliards de dollars (22 milliards d’euros) en Libye à l’époque de Mouammar Kadhafi ; stratégiques, car l’accord passé avec Tripoli sur la délimitation des frontières maritimes, bien qu’irrecevable juridiquement, élargit ses visées sur de vastes zones de la Méditerranée orientale, riches en hydrocarbures, et disputées par la Grèce, Chypre, l’Egypte et Israël.
L’opposition dénonce l’aventurisme du président, prêt à entraîner le pays dans un engrenage dont l’issue pourrait être fatale. « Nous ne voulons pas que la terrible situation qui s’est développée en Syrie se répète dans un autre pays », a déclaré Unal Çeviköz, le vice-président du Parti républicain du peuple (CHP), après une rencontre avec le ministre des affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoglu, qui a vainement tenté de convaincre les républicains de voter en faveur de la motion.
Malgré le rejet de l’opposition parlementaire – le CHP, Le Bon Parti (nationaliste) et le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, prokurde) –, la motion est passée haut la main, car le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) et son allié du Parti de l’action nationaliste (MHP) sont majoritaires au Parlement.
Bercé par la nostalgie ottomane
Erdogan est-il sérieux lorsqu’il envisage une intervention militaire d’ampleur, à 2 000 kilomètres de la Turquie ? Une opération aérienne ou navale s’annonce périlleuse, surtout depuis que la Tunisie lui a refusé son soutien logistique.
En visite surprise à Tunis, le 25 décembre 2019, à la tête d’une importante délégation de généraux, le numéro un turc s’attendait à ce que le gouvernement tunisien lui offre son espace aérien, ses bases, ses eaux territoriales. Animé par un sentiment de toute-puissance, bercé par la nostalgie ottomane, il pensait que Tunis allait faire bloc derrière lui pour soutenir le GAN contre les forces du maréchal Khalifa Haftar. Il est finalement reparti bredouille.
Affaibli en interne par la baisse de popularité de l’AKP, son parti, M. Erdogan n’a jamais été aussi isolé sur la scène diplomatique. Plus sa faiblesse est patente, en interne et sur la scène extérieure, plus les ambitions qu’il affiche sont démesurées. Il est au plus mal avec ses alliés occidentaux, à couteaux tirés avec l’Egypte et Israël, en perpétuelle bisbille avec la Grèce et Chypre.
Ses frustrations sont nombreuses. En Syrie, il est contraint d’assister sans broncher au pilonnage par l’aviation russe du dernier fief de la rébellion à Bachar Al-Assad, à Idlib, dont il était pourtant le « garant », selon l’accord signé avec son partenaire Vladimir Poutine à Sotchi, en Russie.
Son projet de création d’une zone de sécurité débarrassée des combattants kurdes du nord-est de la Syrie n’a pas donné les résultats escomptés. La Russie, qui tolère à Moscou une représentation du Parti de l’union démocratique (PYD, Kurdes syriens), n’a de cesse de répéter que ces derniers doivent être associés au processus de paix, quand Ankara n’a qu’un seul but : les éradiquer.
Avec les alliés traditionnels, la frustration est également patente. Au dernier sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), à Londres, en décembre 2019, le président turc a tenté d’imposer son veto au plan de l’Alliance pour la défense des Etats baltes contre la Russie. Le veto pouvait être retiré à condition que l’Alliance reconnaisse les Unités de protection du peuple (YPG, forces kurdes et bras armé du PYD) comme des « terroristes », ont expliqué les diplomates turcs. Finalement, le chantage n’a pas fonctionné, et la Turquie a dû donner son approbation au plan de défense, sans contrepartie.
Le partage des gisements d’hydrocarbures
La motion votée jeudi par le Parlement est surtout une démonstration de force de la part d’Erdogan. Ce dernier entend ainsi peser sur le processus politique en Libye, à tout le moins s’assurer une bonne place à la table des négociations pour un règlement en Libye et pour le partage des gisements d’hydrocarbures en Méditerranée orientale. Une intention confirmée par le vice-président turc, Fuat Oktay, qui a insisté sur l’effet dissuasif de la motion. « Après le vote, si le camp opposé [celui de Khalifa Haftar] se retire, alors pourquoi y aller ? », a-t-il déclaré mercredi.
Pour M. Erdogan, un seul interlocuteur compte, le président russe, Vladimir Poutine, attendu en visite en Turquie le 8 janvier pour une énième inauguration du TurkStream, le nouveau gazoduc russo-turc. Voilà pourquoi le vote du Parlement, prévu initialement le 7 janvier, a été avancé au 2, alors que les députés étaient officiellement en vacances.
La motion sera un atout de taille dans les discussions que les deux alliés auront à propos de la situation en Libye. Le modèle des négociations d’Astana, selon un accord signé au Kazakhstan en mai 2017 entre la Turquie, la Russie et l’Iran pour ramener la rébellion syrienne dans le rang, pourrait être appliqué à la Libye.
Moscou et Ankara espèrent ainsi faire montre de puissance et prendre leur revanche sur les Occidentaux (France, Italie, Etats-Unis) honnis, en les reléguant au rang de spectateurs. « L’intérêt de Moscou pour la Libye ne se limite pas aux mercenaires russes et aux transactions pétrolières de l’ère Kadhafi. Le pays a une signification symbolique pour Poutine, marquée par le fait que les Etats-Unis ont trompé la Russie lors de l’intervention de 2011, qui a chassé Mouammar Kadhafi du pouvoir », explique le journaliste de Sabah, Burhanettin Duran.