- Par Christophe BOLTANSKI - 30 janvier 2006
Comme beaucoup de ses compatriotes, Tahseen al-Shekhli se dit «déçu» par le procès de Saddam Hussein. Ce professeur de sciences politiques à l'université de Bagdad, joint au téléphone, espérait que les Irakiens, en jugeant l'ancien despote, revisiteraient leur propre passé : trente-quatre ans de guerres, de massacres, de souffrance.
«Je n'en fais pas une affaire de vengeance. Ce devait être le procès d'une période de notre histoire.» Au lieu d'un travail de mémoire, les séances du tribunal spécial ont tourné, selon lui, à un «spectacle» destiné à servir des objectifs politiques. «Ce n'est qu'une carte entre les mains de ceux qui nous dirigent. Les audiences coïncident un jour avec les élections, un autre avec l'annonce des résultats», souligne Tahseen al-Shekhli.
Démission du président du tribunal, polémique sur son successeur, assassinat de quelques avocats de la défense, interruptions en série... On est bien loin du procès exemplaire voulu par les vainqueurs. Plusieurs fois différée, la huitième audience s'est finalement tenue hier avec un nouveau juge, Raouf Rachid Abdel Rahmane, un Kurde comme son prédécesseur, né à Halabja, la ville martyre bombardée aux gaz chimiques sur ordre de Saddam en 1988. Une reprise des débats accueillie dans une relative indifférence par une population assaillie par les problèmes d'insécurité et les difficultés matérielles.
«Vive le roi !» «Moi, je m'en fous. Il n'y a que mon travail et ma famille qui comptent. Saddam, c'est fini. Le roi est mort, vive le roi ! s'écrie Karim, un artiste qui préfère conserver l'anonymat. Nous avons bien d'autres préoccupations. Quand je sors de chez moi, j'ignore si je reviendrai vivant.»
A Bagdad, la nuit vient de tomber, et, comme presque chaque soir, Karim et les siens sont privés d'électricité. «Au bout de cinq minutes, ça s'arrête. J'aide mes deux fils à faire leurs devoirs avec une lampe à gaz. C'est ça qui me touche, pas Saddam.» Pourtant, l'apparition, le 19 octobre, d'un Saddam Hussein privé de ses atours de dictateur, dans le box des accusés en forme de cage, avait provoqué un choc dans le pays. «C'était simplement incroyable, raconte Moayed al-Haidari, journaliste irakien qui a suivi plusieurs audiences. Pour la première fois, nous assistions au jugement d'un dirigeant. Sous Saddam, quand un homme politique était en disgrâce, il disparaissait, tout simplement.»
Cette dramaturgie judiciaire retransmise presque en direct par la télévision était une chose toute nouvelle pour les Irakiens. «Le véritable enjeu, c'est de promouvoir l'Etat de droit, insiste la féministe Charouq Tawfik. Même Saddam, malgré tous ses crimes, a droit à un procès équitable. Il doit avoir la possibilité de se défendre.»
L'attitude du premier juge, Rizkar Amine, suscite des avis contradictoires. Les mêmes qui saluent son «professionnalisme», sa «politesse», son respect des droits de la défense regrettent la liberté de parole qu'il laissait à son principal accusé. «L'ancien juge était très professionnel. J'appréciais son travail. Sa politesse forçait le respect, poursuit Charouq Tawfik. Mais j'aurais aimé un procès plus politique, qui démontre combien ces gens sont des criminels. Saddam Hussein s'exprime comme s'il était encore Président. Il en profite pour dénoncer l'occupation, attaquer le gouvernement, insulter ses victimes. La majorité des Irakiens voudraient qu'il soit davantage traité en coupable.»
Ces Irakiens se disent frustrés par une procédure qui s'étire en longueur, ne traite pas des crimes les plus sanglants du régime baasiste. Et arrive bien tard : «Quand parlera-t-on de Halabja ?» s'exclame Charouq Tawfik. Moayed al-Haidari regrette que Saddam n'ait pas été jugé juste après son arrestation. Car, ajoute-t-il, «en deux ans, beaucoup de choses ont changé. La sécurité, les infrastructures, le système de santé se sont considérablement dégradés». Ce journaliste ne sort plus de chez lui après 19 heures. Son neveu vient d'être tué à deux pas de sa maison. Sans raison apparente. «Ils ont stoppé sa voiture et l'ont tué à bout portant. Pourtant, il ne fait pas de politique et ne travaillait pas avec les Américains ou le gouvernement.»
Ironie cinglante. Un homme aide ses compatriotes à surmonter la dureté du quotidien. Chaque Irakien qui possède un accès à l'Internet dévore le blog de Shalash al-Iraqi, pseudonyme d'un écrivain à l'ironie cinglante. Lors du débat sur le caractère fédéral de l'Etat, il avait proclamé l'autonomie de Sadr City, son quartier très populaire du nord de Bagdad. Dans l'une de ses dernières fournées, il raconte le procès imaginaire que lui a intenté son voisin, Anjar (M. Poignard). Une occasion de tourner en ridicule le tribunal spécial et son accusé. «Malgré les sommes énormes dépensées», rien ne marche, pas même la vidéo censée montrer l'étendue de ses crimes.