[6 mai 2006]
ISTANBUL - CORRESPONDANCE
La justice turque est-elle capable de juger équitablement des crimes commis par l'armée dans sa lutte contre les séparatistes kurdes ? "Il ne faut pas rêver", a déclaré un député turc, vendredi 5 mai, au deuxième jour du procès dit "de Semdinli", du nom d'une affaire qui déchaîne les passions depuis six mois en Turquie.
Le gouvernement du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, sur la lancée des réformes engagées pour soutenir la candidature d'Ankara à l'entrée dans l'Union européenne, avait en effet promis de "faire toute la lumière" sur un attentat commis le 9 novembre 2005 dans une librairie kurde de Semdinli, petite localité proche de l'Iran.
Les activistes kurdes dénombrent plus d'un millier d'assassinats dans la région, depuis 1991, dont les auteurs restent "inconnus". Mais à Semdinli, les trois responsables présumés de l'attentat ont été rattrapés par la foule alors qu'ils tentaient de fuir dans une voiture officielle contenant des armes, une carte localisant la librairie, une liste d'opposants et... leurs papiers d'identité. Il est apparu qu'ils appartenaient au service "renseignement et action" de la "jandarma", la police militaire (Jitem).
L'attentat a fait un mort et plusieurs blessés. La répression des émeutes qui ont suivi en a fait d'autres. Une enquête a été ouverte, des commissions parlementaires formées. Pour certains médias, des faucons de l'armée, hostiles à un gouvernement qu'ils qualifient d'"islamiste", ont voulu enflammer la région pour amener un durcissement des militaires et stopper ainsi la marche de la Turquie vers l'Europe.
Perçu comme chef de file de ces "faucons", le numéro deux de l'armée, le général Yasar Büyükanit, a jeté de l'huile sur le feu en déclarant qu'un des trois accusés, Ali Kaya, était "un bon garçon". Et le nom du général a fini par apparaître dans l'acte d'accusation qui a filtré dans la presse. Il aurait créé dans le sud-est du pays une "organisation clandestine criminelle" chargée des "coups tordus" du type de celui de Semdinli. Les kémalistes ont accusé le gouvernement d'avoir poussé le procureur chargé du dossier à incriminer le général pour l'empêcher de prendre la tête de l'armée en août, comme prévu. L'armée elle-même a fini par réagir, refusant la comparution du général devant un tribunal civil et accusant le procureur d'avoir outrepassé ses compétences.
Le gouvernement a dû faire marche arrière. La non-confidentialité du dossier a été mise en avant et le procureur a été radié par le Conseil de la magistrature local, soumis au ministère de la justice. Le tollé dans la presse n'y a rien changé. Le procès des gendarmes s'est ouvert, jeudi, avec un nouveau procureur. Et le juge n'a lu qu'un dixième de l'acte d'accusation, omettant toutes les pages où des noms de militaires étaient cités. C'est ce qu'ont rapporté les journalistes, au nombre de cinq seulement, admis dans une salle trop petite, où Amnesty International n'a pas non plus pu prendre place. Le principal accusé, Ali Kaya, a plaidé l'innocence de son groupe, imputant l'attentat à un "terroriste kurde" qui aurait monté une provocation après avoir eu vent de leur "mission de collecte de renseignements à la librairie"... "Ni l'armée, ni la police, ni les forces de sécurité, ni la mafia ne sont impliquées", a-t-il affirmé.
Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 07.05.06