Le chef de l’organisation Etat islamique, Abou Bakr Al-Baghdadi, s’adressant aux fidèles musulmans dans la mosquée Al-Nouri, à Mossoul, en Irak. Image extraite d’une vidéo de propagande diffusée le 5 juillet 2014 par Al-Furqan Media. - / AFP
lemonde.fr | Par Rémy Ourdan et Madjid Zerrouky | Publié le 27 octobre 2019
Abou Bakr Al-Baghdadi, mystérieux chef de l’organisation Etat islamique et éphémère « calife Ibrahim »
La vie de cet Irakien né dans une famille pauvre en 1971 et dont Washington a annoncé la mort lors d’un raid américain en Syrie, samedi, reste un mystère.
Au sixième jour du mois de ramadan 1435 (dans le calendrier de l’hégire) et premier vendredi du mois sacré, à la mosquée Al-Nouri de Mossoul, aujourd’hui détruite, Abou Bakr Al-Baghdadi apparaît tout de noir vêtu, la tête ceinte d’un turban noir également. L’imam qui officie habituellement le vendredi a été évincé, il sera d’ailleurs assassiné plus tard, après avoir refusé de prêter allégeance au « calife Ibrahim ». Le règne de Baghdadi, chef de l’organisation Etat islamique (EI), s’annonce alors sous le signe de la soumission ou de la mort. Il s’est terminé, selon Washington, dans la nuit de samedi 26 à dimanche 27 octobre, lors d’un raid des forces spéciales américaines en Syrie.
Le prêche fondateur, prononcé le 4 juillet 2014 d’une voix ferme et assurée du haut du minbar, se veut une déclaration d’autorité : « Je suis le wali [gouverneur] désigné pour vous diriger, mais je ne suis pas meilleur que vous, affirme l’orateur. Si vous pensez que j’ai raison, aidez-moi, et, si vous pensez que j’ai tort, conseillez-moi et mettez-moi sur le droit chemin. Obéissez-moi tant que vous obéissez à Dieu. »
La scène, filmée par trois caméras, laisse entrevoir une atmosphère beaucoup moins sereine que ce que l’organisation djihadiste cherche à présenter. Pistolets en évidence, des gardes sont postés aux colonnes de la salle de prière, et des kalachnikovs sont posées contre un mur, à quelques mètres du « calife ». La démarche même de Baghdadi intrigue.
Son pas lent, un bras immobile et la main posée sous sa poitrine, semble indiquer qu’il porte une arme. Au cœur même de son « califat », dans la mosquée Al-Nouri, il ne semble pas se sentir en sécurité. Des fidèles présents ce jour-là raconteront que leurs téléphones ont été confisqués, et que les réseaux de télécommunications ont été coupés dans le quartier.
Cinq jours auparavant, le 29 juin 2014, l’énigmatique rebelle irakien devenu chef du groupe Etat islamique (EI) avait fait annoncer la proclamation d’un « califat » sur les territoires contrôlés par l’organisation djihadiste en Irak et en Syrie. Lui-même devenait, selon les termes de son porte-parole, Abou Mohammed Al-Adnani, « le cheikh, le moudjahid, l’imam, le dévoué, le revivificateur descendant de la lignée prophétique, le serviteur de Dieu Ibrahim Ibn Iwad, Ibn Ibrahim, Ibn Ali, Ibn Muhammad Al-Badri Al-Hachimi Al-Housayni Al-Qourachi par sa lignée (…) devenu par cela imam et calife de tous les musulmans partout dans le monde ».
La perte de Mossoul en 2017 s’est finalement accompagnée du dynamitage de la mosquée Al-Nouri et son célèbre minaret incliné datant du XIIe siècle, lieu de cette première apparition filmée et médiatisée. Raser et détruire plutôt que de céder à l’ennemi : la fin de la mosquée Al-Nouri résume le combat mené durant neuf mois dans l’éphémère capitale du « califat ».
En avril 2019, six mois avant sa mort, c’est en chef clandestin qu’il réapparaît. La barbe est teinte au henné et les traits sont marqués. Assis en taillleur sur un coussin, il pose avec le même modèle de kalachnikov à canon court que celui qu’affectionnait Oussama Ben Laden dont il semble imiter la posture. La localité de Baghouz, le dernier lambeau territorial du califat vient de tomber à la frontière syro-irakienne. Il appelle ses hommes à continuer le combat.
Arrêté par hasard
Mystérieux et étonnant parcours que celui de cet enfant irakien pauvre, né le 28 juillet 1971, qui fut refusé par l’armée et par la faculté de droit, et qui, de dépit, se tourna vers la théologie, puis de cet imam sans charisme dont la parole n’aurait probablement jamais dépassé les portes de la mosquée Imam-Ahmad-Ibn-Hanbal de Samarra sans l’invasion américaine de son pays. Parfois, la guerre révèle des personnages que nul n’aurait remarqué en temps ordinaire : celui qui s’appelle encore Ibrahim Awad Ibrahim Al-Badri fait sans nul doute partie de ceux-là.
Peu d’informations sont connues à propos des premiers pas du jeune imam vers le djihad, peut-être parce qu’il ne s’est justement guère illustré au départ. Le premier signe tangible de sa participation à la rébellion antiaméricaine en Irak est son arrestation, le 4 février 2004, à Fallouja. Il n’était d’ailleurs pas la cible du raid de l’armée américaine et fut arrêté par hasard, parce qu’il se trouvait avec un homme recherché.
L’histoire de Fallouja, bourgade sunnite conservatrice sur l’Euphrate, à l’ouest de Bagdad, est la clé pour comprendre l’évolution vers le djihadisme d’une génération d’Irakiens. C’est à Fallouja qu’a lieu, le 30 avril 2003, trois semaines après la chute de Saddam Hussein, le premier acte de rébellion antiaméricaine : à la suite de tirs à la mitrailleuse par la 82e Airborne contre des manifestants qui réclamaient la fin de l’occupation d’une école, trois grenades sont jetées, la nuit suivante, dans une base américaine. La guérilla sunnite irakienne est née, l’imam Abdullah Al-Janabi appelle à la lutte armée, et Fallouja devient peu à peu « la Mecque des moudjahidine ».
Clandestinité et silence
C’est à Fallouja qu’arrive, à l’été 2003, Abou Moussab Al-Zarkaoui, un voyou jordanien qui a émergé dans le djihad, en marge d’Al-Qaida, et qui y implante le premier groupe djihadiste international en Irak, Unification et guerre sainte (Tawhid wal-Jihad), véritable ancêtre de l’organisation Etat islamique. Zarkaoui développe déjà tout ce qui marquera, une décennie plus tard, le règne de l’EI : la violence extrême au service de la conquête d’un territoire. Le succès de Zarkaoui force le chef d’Al-Qaida, Oussama Ben Laden, à lui accorder, malgré de fortes divergences idéologiques et stratégiques, le label d’Al-Qaida en Irak.
C’est dans ce Fallouja pionnier du djihadisme à l’irakienne qu’arrive Ibrahim Al-Badri, à une date inconnue. Rien n’indique qu’il soit proche de Zarkaoui ni qu’il se distingue par un quelconque fait d’armes. Son passage dans les camps de détention américains de Bucca et d’Adder va en revanche accélérer son ascension : considéré comme non combattant et non dangereux par l’armée américaine, et respecté par ses codétenus pour son doctorat en études islamiques, il sert de médiateur, tisse ses réseaux et devient populaire. Après sa libération, le 8 décembre 2004, il rejoint Al-Qaida en Irak, et Abou Moussab Al-Zarkaoui en fait l’un des « émirs » de la province d’Al-Anbar.
Même si l’homme reste un mystère drapé dans la clandestinité et le silence, la suite de son ascension est mieux documentée. Il est membre du Conseil consultatif des moudjahidine, qui proclame, le 13 octobre 2006, l’Etat islamique en Irak (EII). Proche de son prédécesseur, Abou Omar Al-Baghdadi, celui qui se fait désormais appeler Abou Bakr Al-Baghdadi est nommé chef de l’Etat islamique en Irak, le 16 mai 2010. Il prête allégeance à Oussama Ben Laden, multiplie attaques et attentats et, après la mort du chef d’Al-Qaida, devient l’un des trois djihadistes les plus recherchés de la planète par les Etats-Unis. L’imam inconnu s’est transformé en chef de guerre.
Il fait rédiger sa biographie imaginaire par l’idéologue Turki Al-Binali, qui écrit sous le pseudonyme de Houman Bakr Ben Abd Al-Aziz Al-Athari. Le biographe valide l’idée que sa famille, de la tribu des Badri, descend directement de la lignée du prophète Mahomet, une condition indispensable pour se proclamer « calife ». Et il disserte longuement sur la supposée science religieuse de l’ancien imam de Samarra.
Inspiré par feu Zarkaoui (mort en 2006) ainsi que par les écrits de l’idéologue Abou Moussab Al-Souri, qui, dans son Appel à la résistance islamique mondiale (2004), prédit le déclin d’Al-Qaida, et d’Abou Bakr Naji (un gendre d’Ayman Al-Zawahiri, le successeur de Ben Laden à la tête d’Al-Qaida), qui, dans Administration de la sauvagerie, prône la conquête d’un territoire, Abou Bakr Al-Baghdadi prend alors la décision qui va permettre l’essor spectaculaire de son organisation, rebaptisée Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) : l’expansion en Syrie. Profitant du chaos qui foudroie le pays depuis la révolution contre Bachar Al-Assad et la militarisation du conflit, il implante l’EIIL dans des régions frontalières de l’Irak.
Son ambition est mal perçue par Zawahiri et par la filiale de la centrale djihadiste en Syrie, le Front Al-Nosra. Zawahiri manifeste son hostilité au projet d’un groupe unifié, à cheval sur les deux pays, ordonnant à Baghdadi de se focaliser sur le seul Irak. Le chef de l’EIIL s’oppose alors avec habileté à l’injonction du vieil idéologue islamiste égyptien, par un message dans lequel il reproche à son aîné d’entériner les frontières coloniales issues des accords Sykes-Picot. En février 2014, Zawahiri finit par rompre avec Baghdadi : « L’EIIL n’est pas une branche d’Al-Qaida. Nous ne sommes pas responsables de ses actions. » En prenant son indépendance, Baghdadi fait un premier pas vers le futur « califat ».
Trois ans schizophréniques
Face à une Al-Qaida (« la Base ») dispersée en cellules clandestines au Pakistan, au Yémen ou au Sahel, le pari d’un territoire est séduisant : Baghdadi attire des dizaines de milliers de sympathisants vers la Syrie et affaiblit ses rivaux. L’« opération Syrie » révèle, à la fureur d’Al-Qaida, une certaine intelligence stratégique chez Baghdadi : le pays lui sert de base pour aguerrir son armée, engranger des fortunes grâce au pillage et à la vente de pétrole au marché noir, puis repartir à la conquête de l’Irak.
La première reconquête est fort logiquement celle de la « Mecque des moudjahidine » irakiens, Fallouja, en janvier 2014. Puis, cinq mois plus tard, le 10 juin, à la surprise générale, l’EIIL s’empare de Mossoul, la seconde ville du pays. L’histoire s’accélère. L’organisation est rebaptisée Etat islamique (EI), le « califat » est proclamé le 29 juin, et le « calife Ibrahim » fait son apparition à la mosquée le 4 juillet.
A travers le monde, le mouvement djihadiste est en ébullition. La perspective d’un califat « pur » et « originel » fleurit dans la propagande et chez les sympathisants. La vision apocalyptique de Daech (acronyme de l’EI en arabe) côtoie l’aspiration à un retour à l’époque du prophète Mahomet, version Mad Max. Le « calife Ibrahim » diffuse un message audio appelant tous les musulmans à émigrer sur la terre du « califat », indiquant que, dans le cas contraire, s’ils restaient vivre en terre mécréante, ils s’excluaient de l’oumma, la communauté des croyants.
L’EI, toutefois, ne s’arrête pas là. Au lieu de consolider le front et de sécuriser le territoire, les djihadistes se lancent dans une offensive contre le Kurdistan irakien et dans le massacre de la communauté yézidie : deux événements, avec les décapitations d’otages étrangers, qui vont précipiter une intervention militaire de la communauté internationale.
L’EI va alors vivre trois années schizophréniques : d’un côté, l’administration du territoire conquis et du « califat » rêvé ; de l’autre, une internationalisation du combat, avec la création de filiales étrangères en Libye puis ailleurs, avec des attentats de la Turquie jusqu’à Paris, où une unité envoyée de Syrie s’infiltre et frappe, le 13 novembre 2015.
C’est précisément au moment où l’objectif initial d’un territoire djihadiste est atteint que l’EI s’« al-qaidise » et déclare la guerre au monde entier. Le « calife Ibrahim » semble ivre de ses victoires. Il paraît oublier que le premier enseignement de l’idéologue Abou Moussab Al-Souri, mis en application dès les premières heures de la guerre irakienne à Fallouja, puis par les fondateurs de l’EII, fut précisément qu’Al-Qaida s’était condamnée à la clandestinité et à l’absence de conquêtes territoriales en frappant spectaculairement l’Amérique le 11 septembre 2001 et en s’attirant le feu des puissances militaires de la planète. L’EI, toujours aussi rivale d’Al-Qaida, rejoint paradoxalement l’organisation aînée dans l’idée que le djihad est un combat mondialisé.
A Mossoul, l’EI installe son administration totalitaire. L’organisation reprend et étend ce qu’elle a mis en place à Rakka, en Syrie, puis dans les autres territoires conquis, en suivant les directives d’Haji Bakr, un ancien colonel des services secrets de l’armée de l’air sous Saddam Hussein, qui esquissa la structure de l’EI jusqu’au niveau local, établissant des listes pour infiltrer les villages. A son apogée, Abou Bakr Al-Baghdadi se retrouve ainsi au sommet d’une organisation comptant quatorze diwans (ministères) et trente-cinq provinces (dont le fonctionnement diffère fortement selon les lieux).
Le « cheikh invisible »
La vie du « calife Ibrahim » reste toutefois un mystère. Seules deux photographies de lui existent. Depuis son apparition à la mosquée Al-Nouri, l’homme est invisible. Il se contente de diffuser un message audio environ une fois par an. Même lorsqu’il s’adresse à ses commandants, il lui arrive de porter une cagoule, ce qui lui vaut le surnom de « cheikh invisible ». On ignore s’il vit à Mossoul ou à Rakka, ou s’il circule entre les deux, à moins qu’il ne se cache dans le désert ou dans les montagnes, là où le risque d’être aperçu par un informateur est plus limité. On ignore comment il dirige son organisation, s’il tient régulièrement des « chouras » (réunions) ou pas.
Enquête : « Je n’étais pas musulman, j’étais Daech »
Seuls deux témoignages émergent sur sa vie privée. Le premier émane de son ex-épouse, Saja Al-Doulaïmi, et concerne sa vie d’avant le « califat ». Brièvement mariée à Baghdadi en 2007 et ayant fui enceinte au Liban, où elle fut emprisonnée par les services secrets, cette femme raconte à la presse les quelques mois passés en compagnie de celui qui était alors un cadre de l’EII. Elle décrit « une personnalité mystérieuse » et « un couple ne discutant quasi jamais ». Elle le quitte, avec son accord, et accouche plus tard d’une fille que Baghdadi n’a jamais connue. Selon Bagdad, le « calife » aurait eu deux autres femmes et trois autres enfants. Dont un fils adolescent, Hudhayfa, tué en 2018 dans la province d’Homs, en Syrie.
L’autre témoignage est venu à la fois de fuyardes yézidies et de l’interrogatoire d’Oum Sayyaf, veuve d’un financier de l’Etat islamique capturée par un commando américain ayant tué son mari, et dont la maison a servi de lieu de détention de Kayla Mueller, une humanitaire américaine retenue en otage (dont l’EI a en 2015 annoncé le décès dans des circonstances non confirmées).
Abou Bakr Al-Baghdadi rendait régulièrement visite à son ami tunisien Abou Sayyaf, en Syrie, et violait à chaque fois l’otage étrangère. Le « calife » mettait ainsi personnellement en application ce que le djihad offre à ses combattants : pillages et viols, domination absolue sur les terres conquises et sur les populations « mécréantes ».
Il promet la « victoire » à l’issue d’une bataille pourtant perdue d’avance. Lui-même a d’ailleurs quitté Mossoul sans mener le combat à la tête de ses troupes
Depuis l’intervention militaire internationale à l’été 2014, sa mort a été annoncée plusieurs fois, sans jamais être confirmée. Peu après le déclenchement de l’assaut contre Mossoul, en octobre 2016, Abou Bakr Al-Baghdadi sort de son silence pour exhorter ses troupes à lutter jusqu’au martyre. « Ne vous repliez pas, lance-t-il dans un message audio. Tenir ses positions dans l’honneur est mille fois plus aisé que de se replier dans la honte. »
Il embarque dans son combat « tous les habitants de Ninive », la province où se trouve Mossoul, qu’il considère comme ses partisans puisqu’ils ont dû prêter allégeance au « califat ». Il promet la « victoire » à l’issue d’une bataille pourtant perdue d’avance. Lui-même a d’ailleurs quitté Mossoul sans mener le combat à la tête de ses troupes.
Il s’adresse également, dans ce message, à tous les « soldats » du « califat » bien au-delà du territoire originel d’Irak et de Syrie : ses partisans seraient présents, selon lui, en Algérie, dans la « péninsule Arabique » (Arabie saoudite), au Bangladesh, dans le Caucase, en Egypte, en Indonésie, dans la région de « Khorasan » (Afghanistan et Pakistan), en Libye, aux Philippines, dans le Sinaï, en Somalie, en Tunisie, en Afrique de l’Ouest et au Yémen. Il les appelle au « combat » et à l’« unité » et à « faire des rivières du sang des ennemis ».
Si la bataille de Mossoul dure plus longtemps que prévu par Bagdad et Washington, notamment à cause de la détermination guerrière des djihadistes, la « capitale » du « califat » finit par être reconquise en juillet 2017. Les territoires de Daech tombent alors comme des dominos. Son bastion syrien de Rakka est conquis par les forces kurdes et la coalition internationale en octobre 2017. Sans territoire à administrer, l’EI redevient ce qu’elle fut quelques années auparavant : une organisation clandestine.
Cette année, dans une vidéo diffusée le 29 avril, le « calife » promettait encore à ses ennemis « une longue bataille ». Le dernier message audio de Baghdadi, le 16 septembre, appelait ses partisans, en dépit de la défaite militaire, à secourir les djihadistes détenus dans les prisons et leurs familles vivant dans des camps de déplacés, en Syrie et en Irak.
Violence extrême
L’héritage de Baghdadi sera finalement un paradoxe : alors que son organisation est totalement enracinée en Irak et qu’elle est dirigée par des Irakiens qui prétendent au contrôle des régions sunnites, il ne sera parvenu, malgré les succès territoriaux de 2014, qu’à subir les mêmes revers qu’Al-Qaida en Irak à la fin des années 2000 ; il entrera en revanche dans l’histoire du djihad mondialisé comme le premier chef de guerre à avoir contrôlé un vaste territoire et à y avoir attiré des dizaines de milliers de combattants, et comme le premier à s’être autobaptisé « calife », un titre que même Oussama Ben Laden, le fondateur du djihad moderne, n’avait pas songé à s’attribuer de son vivant.
Les historiens du djihad débattront longtemps de l’ampleur de son rôle dans la vie du mouvement. Il est pourtant déjà clair qu’Abou Bakr Al-Baghdadi, même devenu « calife Ibrahim », n’a jamais obtenu des intellectuels djihadistes la reconnaissance qu’il espérait. Presque tous les idéologues les plus respectés dans le monde du djihad sont restés fidèles à Al-Qaida, ou n’ont prêté allégeance à l’EI que pour des raisons obscures et éphémères.
Est-ce dû au fait qu’Ibrahim Al-Badri est toujours resté à leurs yeux cet obscur imam un peu rustre de Samarra ? Est-ce la violence extrême exercée d’abord à l’encontre des musulmans des territoires conquis, contrairement à Al-Qaida, qui vise en priorité l’ennemi lointain « juif et croisé », qui a dérouté les pionniers du djihad ? Est-ce la vision de ces jeunes aventuriers écervelés venus du monde entier, pilleurs et violeurs, exécuteurs de leurs prisonniers au couteau et au sabre, qui a surpris jusqu’aux plus radicaux des penseurs djihadistes ?
On dirait presque, à lire les idéologues et commentateurs du djihad, que le « califat » a été proclamé trop vite, et surtout par la mauvaise personne. Que ce premier titre de « calife » contemporain a été, en quelque sorte, à leurs yeux, usurpé. On dirait presque qu’Abou Bakr Al-Baghdadi, en faisant assassiner l’imam de la mosquée Al-Nouri, puis en faisant, trois ans plus tard, détruire l’édifice religieux historique de Mossoul, a fait symboliquement la démonstration que tant d’absolutisme ne peut qu’être annonciateur d’une apocalyptique défaite. Daech existait avant lui et survivra à Baghdadi, mais son rêve de « califat » a sans doute disparu avec lui dans sa tombe.
Abou Bakr Al-Baghdadi en quelques dates