L'Express
Lexpress.fr | Par André Clavel
Gallimard a la bonne idée de réunir les aventures de Mèmed, bandit d'honneur et justicier d'Anatolie, signées Yachar Kemal. Une saga généreuse et flamboyante.
Profession, troubadour. Fils du vent, prince des baroudeurs, colporteur d'immensité, Yachar Kemal reste, à 88 ans, la voix de la Turquie. Une voix qui s'enracine dans une terre - l'Anatolie - et qui jaillit comme un torrent impétueux où se mêlent l'épopée et la légende, les cris des révoltés et les musiques cosmiques, les fusillades des vendettas et les bourdonnements des abeilles perlées. Définir Kemal ? Il faudrait réunir Homère et John Wayne, le western et la chanson de geste, Virgile et Zorro !
Né au sein d'une famille kurde dans un village où les rhapsodes ambulants faisaient frémir les montagnes, Kemal a grandi en apprivoisant les faucons et en rêvant de chevauchées fantastiques, avant d'entrer en guérilla pour défendre les paysans contre le pouvoir local, un combat qui lui valut la prison, à 20 ans. A sa patrie il a ensuite offert un héros qui allait devenir un emblème national : Mèmed le Mince, le chouan à la "tête de pierre", le frère de tous les humiliés qui mordaient la poussière dans un pays bâillonné par le plus archaïque des féodalismes. Couvrant plus de trente ans d'écriture - entre 1955 et la fin des années 1980 -, les aventures de ce bandit d'honneur déferlent sur quatre romans au long cours, aujourd'hui regroupés dans le même volume de la collection Quarto : une saga flamboyante où le surnaturel a rendez-vous avec la tragédie, et l'ethnographie avec la chronique sociale.
C'est sur les hauteurs de la Méditerranée, au coeur du majestueux Taurus, que grandit Mèmed, les pieds déchirés par les ronces et les chardons. Il trime comme un bagnard pour épauler sa mère, prend de temps en temps le maquis, se fait coffrer, s'évade, nargue la police et, après avoir arraché la belle Hatchè des griffes d'un agha tout puissant, il finit par rejoindre les hors-la-loi qui écument les montagnes. Ami des pauvres, bête noire des oppresseurs, Mèmed devient alors une légende à travers toute l'Anatolie. De quoi faire trembler Ali Safa, un potentat local qui, avec l'appui d'Ankara, contraint les paysans à lui céder leurs meilleures terres. Dans le petit village de Vayvay, ces damnés sont prêts à abandonner toute résistance, et c'est là que Mèmed, surgissant des marécages de la Tchoukourova, viendra régler son compte au tyran, à coups de chevrotine. Il disparaîtra de nouveau et, à Vayvay, les miséreux recommenceront à courber l'échine dans leurs masures de torchis jusqu'à ce que l'éternel justicier débarque au village avec ses galoches rouges, sa moustache crochue, son mauser rempli de cartouches vengeresses et, au milieu du front, ce grain de beauté qui le rend invincible...
De ravines en sentiers escarpés, d'escarmouches en guet-apens, la saga de Kemal est aussi un merveilleux ballet tellurique où caracolent gazelles rousses et chevaux sauvages, tandis que la populace affamée écoute les divines palabres d'Abdik le Mille-pattes en attendant le retour de Mèmed, l'homme qui ne meurt jamais. Grâce à lui, Kemal est devenu le fakir des lettres turques, un écrivain régionaliste à vocation universelle. Comme Giono, Amado ou Garcia Marquez.