Opération Rameau d’olivier. Une famille syrienne patiente au point de contrôle du village d’Anab, en Syrie, le 17 mars 2018. Les 200 000 civils ayant fui le front meurtrier lors de la prise d’Afrine, dernier fief rebelle kurde, par les forces proturques, ont dû abandonner leurs précieuses oliveraies.
Or jaune. Un soldat turc en opération de déminage dans une oliveraie d’Afrine, le 31 mars 2018. Après la bataille, il s’agit pour les occupants de pouvoir gérer leur nouveau butin en toute sécurité.
journal.lepoint.fr | Enoyé spécial à QamiChli et à Kobané, Jérémy André | 10/01/2019
Trafic. Après la conquête d’Afrine, la Turquie et ses alliés ont pillé et revendu en Europe sa récolte d’huile d’olive. Une manne considérable.
Si baptiser une opération militaire était un concours de cynisme, la Turquie aurait remporté la palme avec le nom Rameau d’olivier, qui désigne l’invasion d’Afrine. Quel meilleur symbole de paix pour illustrer le nettoyage ethnique de plus de 200 000 Kurdes et la mainmise sur leurs biens et leurs terres ? Afrine était en effet réputée pour ses oliveraies à perte de vue – 18 millions d’oliviers de la variété al-zaït, d’une qualité incomparable (et aussi matière première du savon d’Alep). L’huile d’olive est un véritable or jaune dans la région depuis des siècles.
D’après des économistes et des agronomes d’Afrine, la récolte 2018 vaudrait 130 millions d’euros. Occupants turcs et milices islamistes syriennes se sont réparti le gâteau, ne laissant que des miettes aux rares familles kurdes restées vivre sous l’occupation. Avec le pillage du matériel agricole et des savonneries, plus les rançons, le butin avoisinerait 90 millions d’euros.
Le 18 mars 2018, les images du sac d’Afrine, véritables scènes de razzia hystériques – rodéos sur des tracteurs tirant l’un une remorque chargée de motos, l’autre une Mercedes, combattants courant les bras chargés de vivres, de chèvres… – avaient secoué la planète. « Quand ils sont entrés dans la ville, ils ont pillé les magasins et sont allés dans les immeubles pour vérifier les identités de tout le monde, se souvient Sara*, restée vivre plusieurs mois sous l’occupation avant de s’enfuir vers les zones restées sous administration kurde, à l’est de l’Euphrate. Au début, nous pensions que l’armée turque et les groupes ne nous feraient pas de mal. Tous les groupes n’étaient pas aussi violents ou aussi stricts sur la charia. Mais, quant au vol, ils étaient aussi mauvais les uns que les autres. » Dans les médias de l’opposition syrienne et de Turquie, ces pillages ont été minorés : on accusait des malfaiteurs insubordonnés ayant débordé le commandement turc et l’Armée syrienne libre (ASL). « Toutes les unités des groupes syriens étaient accompagnées de soldats turcs qui donnaient les ordres. Les groupes ne pouvaient rien faire sans un ordre des Turcs », réagit Sara.
Spoliations. Sara décrit un système de prédation impitoyable qui culmine avec le vol de l’huile d’olive. « Ils ont d’abord volé les terres et les pressoirs de ceux qui étaient partis », détaille-t-elle. Comme beaucoup d’autres habitants du village de Bulbul, Sara n’a pas été autorisée à rentrer chez elle après la bataille. Elle a loué un appartement en ville avant de fuir les territoires occupés. L’administration kurde en exil évalue ainsi à plus de 200 000 ceux qui ont dû quitter la région. « Pour ceux qui étaient restés dans leurs fermes, la récolte a eu lieu après l’invasion et a été stockée jusqu’à l’été poursuit-elle. Puis des camions sont venus de Turquie et ont emporté l’huile d’olive vers Azaz et Gaziantep. Ils avaient des plaques minéralogiques de Gaziantep. » La capitale économique du sud-est de la Turquie est une des plaques tournantes régionales du commerce de l’huile d’olive et compte une vingtaine de grossistes. Mais le butin semble ensuite avoir été convoyé vers la province de Hatay, à Antakya, siège d’une quinzaine de sociétés d’import-export d’huile d’olive. Un poste-frontière a été ouvert entre Afrine et la province de Hatay le 8 novembre. La Turquie tenterait d’imposer cette nouvelle voie et aurait confié le monopole du trafic d’huile d’olive à un grand commerçant de la province de Hatay.
Les paysans restés malgré tout ont été spoliés par tous les moyens : vol, racket, enlèvement et extorsion de rançons, destruction des oliviers, expropriations, en particulier des pressoirs à olive, et, surtout, prélèvement d’un tribut et imposition d’un prix cassé aux producteurs. « Vers le 10 novembre, l’ASL est venue voler nos récoltes, indique Zinar*, jeune paysan plusieurs fois enlevé et torturé. Ils nous ont obligés à donner des bidons d’huile d’olive. La taxe était de 500 bidons pour le village. »
Taxes. Il semble s’agir de la taxe de 16 % levée par les conseils locaux mis en place par la Turquie, révélée par des médias kurdes. Mais, pour nombre d’observateurs, ces conseils civils ne sont que des coquilles vides dont les revenus sont détournés par l’occupant. A cela s’ajoute un prélèvement de 5 %, retenu par le pressoir. D’après Omar Celeng, économiste originaire d’Afrine, les groupes armés se seraient approprié 125 pressoirs sur les 295 qui existaient. 109 d’entre eux ont été démontés et revendus en Turquie, chacun valant environ 200 000 dollars.
En outre, les grossistes d’une entreprise de Turquie sont les seuls autorisés à exporter. Ils font le tour des huileries et emportent le reste des récoltes à vil prix. « Un bidon d’huile de la plus haute qualité destiné à l’Europe était vendu 33 000 livres syriennes [56 euros] avant l’invasion, détaille Mustafa Souleyman, 83 ans, ex-responsable du bureau de l’agriculture de l’administration kurde d’Afrine. Les Turcs nous l’achètent désormais14 000 livres syriennes [24 euros]. Et un pressoir peut produire jusqu’à 3 000 bidons par jour ! » L’homme a fui dès les premiers jours dans des conditions abominables. Sa famille, qui possédait 450 oliviers, a tout perdu.
Exportation. Reste pour les pillards à écouler cet or jaune. C’est plus complexe qu’il y paraît, car l’huile d’Afrine, de très haute qualité, est trop chère pour les tables du Moyen-Orient. La production était autrefois exportée par le port de Lattaquié, en Syrie. « Deux grands commerçants liés à la famille Assad en achetaient chaque année environ 20 000 tonnes, qu’ils revendaient surtout en Espagne et en Italie », précise un propriétaire d’oliveraies d’Afrine, installé en France. Tout commerce avec les zones contrôlées par le régime syrien étant interdit depuis mars 2018, l’huile part donc vers la Turquie, puis est exportée en Europe. Cela a déclenché la colère des grands producteurs turcs, à la merci d’une concurrence déloyale et inquiets que toute la production nationale soit suspectée de dissimuler l’huile d’olive d’Afrine, tachée de sang. Murad Narin, membre du lobby de l’olive en Turquie, s’en est inquiété dans la presse : « Cela nous met dans une position difficile sur la scène internationale. Notre réputation est ruinée par les intérêts à court terme de certaines personnes. »
Interpellé en commission par l’opposition, le ministre turc de l’Agriculture, Bekir Pakdemirli, a reconnu la captation de cette manne mais minore les faits : « Nous voudrions que le revenu d’Afrine vienne à nous dans les zones que nous contrôlons. Mais, jusqu’à maintenant, seules 600 tonnes de ce produit sont parvenues de notre côté. » Cependant, le site traitant de l’actualité du Moyen-Orient Al-Monitor contredisait début décembre le ministre en affirmant qu’une source au sein du lobby de l’olive lui avait confirmé qu’entre 20 000 et 25 000 tonnes d’huile d’Afrine ont déjà été transférées en Turquie.
« Protocole » de pillage. « La production d’huile vierge, cette année, était d’environ 50 000 tonnes », évalue Celeng. Une récolte exceptionnelle. La valeur de la production serait de 150 millions de dollars (130 millions d’euros). Les 20 000 tonnes déjà été vendues en Turquie valent ainsi 60 millions d’euros. Mais, pour Celeng, le revenu du pillage du secteur de l’olive va bien au-delà : « Les groupes islamistes et les autorités d’occupation turques ont pillé plus de 100 millions de dollars [environ 90 millions d’euros] de différentes manières. » Aux vols, rackets, rançons, trafic d’huile s’ajouteraient la revente des presses démantelées, le pillage et l’expropriation des usines à savon.
La répartition entre autorités turques, intermédiaires et groupes armés est inconnue. Mi-novembre, l’agence de presse Firat, proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), a publié un document explosif, véritable « protocole » de pillage, signé par des représentants des groupes armés syriens qui tiennent la région d’Afrine. Le texte est un accord entre ces groupes pour régler l’exploitation des revenus de l’huile en 2018-2019. Ce protocole place le secteur sous la responsabilité des conseils locaux chargés d’en collecter la production. Les autorités s’y engagent cependant à verser à l’Armée nationale syrienne [coalition de factions soutenue par la Turquie] 22 millions de dollars (19,3 millions d’euros) pour la « sécurité de la région ». Une vraie poule aux œufs d’or pour l’ex-ASL !
La manne durera tant que des distributeurs occidentaux continueront à acheter cette huile d’olive. Selon les spécialistes, l’huile d’Afrine est en effet probablement utilisée pour allonger à peu de frais les huiles européennes. Sur de nombreux produits vendus en supermarché figure ainsi une double origine : « UE et hors UE » ! Mais, selon des avocats consultés par Le Point, ceux qui achètent l’huile d’Afrine pourraient être poursuivis pour complicité des crimes commis lors de l’invasion ou financement du terrorisme.
Crimes contre l’humanité. Comme dans tout secteur, les grands groupes sont censés connaître la provenance de leurs lignes d’approvisionnement. Pour les acheteurs spécialistes de l’huile d’olive, l’invasion d’une des régions les plus réputées du monde n’a pu passer inaperçue, pas plus que l’arrivée sur le marché turc de si gros volumes à prix cassés. Réunies dans un collectif, des familles originaires d’Afrine installées en France préparent une plainte. Le nettoyage ethnique des Kurdes d’Afrine, la systématisation de la torture et des enlèvements, les pillages et les destrutions pourraient, par leur ampleur, être qualifiés de crimes contre l’humanité. Et des groupes signataires du protocole, comme la Division al-Hamza ou Ahrar al-Charqiya, qui recyclent des anciens d’Al-Qaeda ou de Daech, sont considérés par certains services européens comme des groupes terroristes. Si la Turquie veille à ce qu’aucun de ceux qu’elle soutient n’appelle au djihad contre l’Occident, ceux-ci sont loin de ne pas avoir de sang sur les mains.
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* Les noms des témoins ont été modifiés.