Nicolas Sarkozy a beau les confiner en Asie Mineure, quelque 2 millions de Turcs manifestent depuis avril dans le pays - y compris sur sa rive européenne - pour montrer combien ils sont, et veulent rester, laïques et modernes, c'est-à-dire européens.
Y compris lorsqu'ils entonnent leur slogan "Ni USA ni Union européenne", qui les rapproche plus des altermondialistes du Vieux Continent que des rigides nationalistes turcs, sollicités par l'armée, qui encadrent leur mouvement. Drainant jeunes gens et jeunes filles en baskets et cheveux au vent, ces manifestations, sans précédent par leur nature et leur ampleur, ont fait apparaître une réalité occultée jusque-là, du moins à l'étranger : la vive méfiance nourrie par ces Turcs du "camp laïque" envers le parti "ex-islamiste" qui les gouverne depuis quatre ans. L'AKP du premier ministre Tayyip Erdogan s'est converti aux "valeurs universelles", à celles de l'UE, à l'économie globalisée et même à l'alliance avec Israël, mais il reste soupçonné de vouloir une islamisation rampante du pays.
Ces soupçons sont bien sûr attisés par ses rivaux politiques. Selon beaucoup d'analystes, l'enjeu de la crise actuelle autour de la présidence serait moins la religion que le partage du pouvoir, y compris économique, entre les vieilles élites kémalistes et les nouvelles, celles de l'AKP, qui domine au Parlement, tient le gouvernement et le plus grand nombre de municipalités. Ce serait pour préserver leur pré carré que les kémalistes, dont les militaires, lancent des cris d'alarme sur le "danger sans précédent" qui menacerait la République si un membre de l'AKP doté d'une épouse voilée était élu à la présidence. Ce qui est sûr est que, dans ce cas, l'armée perdrait le pouvoir "en dernière instance" qu'elle détient toujours, plus en sous-main que légalement. Car c'est le président - jusqu'ici un laïque pur et dur qui a bloqué moult initiatives du gouvernement Erdogan - qui a le droit de nomination aux postes-clefs de l'administration, de la magistrature, mais aussi de l'armée. D'où l'opposition farouche de ses généraux, investis de la charge de "garantir" le maintien de la "République laïque" depuis qu'ils ont eux-mêmes inscrit ce devoir dans les lois qui découlent des Constitutions rédigées dans la foulée de leurs coups d'Etat successifs.
Mais ces cris d'alarme toucheraient peu la majorité de la population, celle des banlieues et des provinces profondes, où les femmes sortent la tête couverte, celle qui ne manifeste pas et attend de prendre sa revanche dans les urnes, en pensant que l'AKP, plus à son image, saura mieux lutter contre le chômage et la corruption. Selon le centre d'études financé notamment par Soros Tesev, moins d'un quart des Turcs estimaient en 2006 que la laïcité est réellement en danger en Turquie. Les plus pauvres n'étant que 12 % à le craindre, contre près de 40 % chez les plus riches et les plus instruits.
Nul ne sait comment va se traduire dans l'opinion la dramatisation survenue en avril, avec l'annonce de la candidature d'Abdullah Gül, le bras droit de Tayyip Erdogan, à la présidence, suivie du coup d'arrêt peu démocratique porté à cette candidature par l'armée, intervention camouflée sous celle de la justice. Les élections législatives du 22 juillet, avancées de quatre mois pour calmer la crise, pourraient faire perdre des voix à l'AKP, qui aurait à composer avec un autre parti pour former le gouvernement. Le nouveau Parlement pourrait élire un président de compromis, et la crise serait, sinon résolue, du moins reportée. Mais si le parti d'Erdogan, perçu comme résistant à l'arbitraire des kémalistes, devait regagner le soutien perdu par effet d'usure, la crise pourrait repartir de plus belle. Comment réagirait l'état-major si l'AKP réinsistait pour porter à la présidence un des siens, doté d'une épouse à foulard, par un vote au Parlement ou au suffrage universel ?
Selon un sondage publié par l'hebdomadaire Tempo, 39 % des Turcs auraient approuvé l'intervention de l'armée du 27 avril, qui avait pris la forme bénigne d'un texte publié sur son site Internet. Ce pourcentage monterait à 52 % chez les sondés d'un niveau universitaire. Mais, au total, 43 % s'en seraient indignés. Et les militaires savent qu'une intervention ouverte serait non seulement condamnée chez eux et à l'étranger, mais provoquerait une fuite de l'"argent chaud" qui reste crucial pour l'économie turque.
TENDANCES RIVALES
Le climat s'est encore tendu, fin mai, avec l'irruption de la récurrente crise kurde dans la campagne électorale, notamment à la suite de l'attentat d'Ankara. Et des intellectuels honnis des ultranationalistes sont toujours flanqués de gardes du corps depuis l'assassinat, en janvier, du journaliste arménien Hrant Dink. Comme prévu, l'enquête sur cette affaire est bloquée, comme sur les autres crimes non élucidés liés à la montée du nationalisme. Et l'armée a relancé son offensive du printemps contre la guérilla kurde à la frontière de l'Irak, menaçant plus que jamais de la poursuivre dans ce pays.
Parmi les analystes turcs, les pessimistes prêtent de sombres plans aux généraux pour peu que ceux-ci estiment le pays en danger de tomber entièrement dans l'escarcelle de l'AKP. Les optimistes se réfèrent à la façon d'agir des militaires depuis leur premier coup d'Etat "virtuel", sans chars dans les rues, celui de 1997 qui a entraîné le mouvement d'aggiornamento de l'islamisme turc et la naissance de l'AKP : n'agir que si la société ne se défend pas seule. Or la société, moins polarisée que ses représentants et avide de compromis, se défend de mieux en mieux.
Il est vrai que les "laïques" qui ont manifesté, et se voient comme "une majorité silencieuse qui se réveille", sont en réalité minoritaires. De plus, leur mouvement a été conçu et organisé par les militaires sous couvert d'associations civiles comme celle de la Pensée d'Atatürk, dirigée par un général putschiste à la retraite. Mais ces manifestations ont fini par déborder d'enthousiasme spontané, et l'AKP l'a bien senti, plaçant ses premiers meetings préélectoraux sous la bannière du drapeau turc, signe de ralliement des laïques.
L'AKP est formé de tendances rivales, dont l'une jouerait toujours le jeu islamiste. Mais ses principaux dirigeants ne se laissent pas provoquer. Ils modèrent ceux de leurs cadres locaux à la pratique moins dégrossie, qui effraie les laïques. Nul ne le ferait mieux à leur place, surtout pas l'armée, et sa haute hiérarchie le sait aussi. Même si l'hypothèque militaire pèse toujours sur la démocratie turque, c'est un compromis, unique au sein du monde musulman, qui continuerait à mûrir dans ce pays entre "autoritarisme laïque" et "démocratie islamique".
Sophie Shihab