Les blessures chimiques de l`Iran restent à vif


Delphine Minoui
Publié le 25 août 2006

La tragédie de Sardacht, ville iranienne bombardée à l'arme chimique par l'Irak en 1987, contribue à expliquer la volonté de Téhéran de se doter d'une technologie nucléaire.

L'Iran semble décidé à affronter la perspective de sanctions du Conseil de sécurité, après avoir rejeté l'exigence des grandes puissances d'une suspension de ses activités d'enrichissement d'uranium. Hier, la chancelière allemande Angela Merkel a fait part de son insatisfaction de la réponse iranienne, transmise mardi à l'ONU. Les Six (Allemagne, Chine, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie) s'apprêtent à rejeter la proposition de Téhéran de reprendre les négociations sans préalable.
 
 
LORSQU'IL s'intéresse à l'actualité internationale, Mustafah Assaghzadeh n'y voit qu'injustice et incompréhension. Son pays, l'Iran, est accusé de fabriquer la bombe atomique tandis que sa ville, Sardacht, première cité gazée à l'arme chimique, en 1987, par l'aviation irakienne, ne figure même pas dans les chefs d'accusation du procès de Saddam Hussein en cours à Bagdad. «Cela fait vingt ans qu'on nous ignore. Il n'y a qu'une reconnaissance internationale des crimes subis qui pourra guérir notre douleur», lâche-t-il.
 
La rancoeur de ce grand Kurde iranien à la moustache brune incarne, à sa façon, la méfiance de la République islamique à l'égard des grandes puissances mondiales. Elle permet de mieux comprendre la paranoïa iranienne qui pourrait inciter, même si c'est difficile à prouver, le pays à se lancer dans la construction de l'arme nucléaire.
 
«Si les soupçons de la communauté internationale sont corrects, le programme nucléaire iranien n'est finalement qu'un legs de l'usage répété du gaz chimique par l'Irak pendant sa guerre avec l'Iran et de l'échec de la communauté internationale à y mettre un terme», commente le chercheur Joost Hiltermann, auteur d'un livre sur le recours aux armes chimiques pendant la guerre Iran-Irak, à paraître bientôt aux éditions Cambridge University Press.
 
Quand, le 28 juin 1987, à 16 h 30, l'aviation militaire irakienne largua quatre bombes de gaz moutarde en plein centre de Sardacht, petite ville paisible du nord-ouest de l'Iran, à une dizaine de kilomètres de la frontière irakienne, Mustafa Assaghzadeh, alors âgé de 18 ans, se trouvait à Téhéran. Commença alors pour lui une longue et pénible course contre la mort, à travers les hôpitaux de la région où les victimes avaient été éparpillées, pour finalement découvrir, l'un après l'autre, les corps abîmés des neuf membres les plus proches de sa famille : père, mère, grand-mère, frères et soeurs.
 
De retour à Sardacht, il comprit qu'une des bombes avait été larguée à trois mètres de sa maison familiale. «Mon cerveau était vide. J'étais livré à moi-même, sans aide, sans soutien psychologique. Le soir, je divaguais, je parlais avec les morts. Jamais je n'oublierai ce qu'on nous a fait subir», confie-t-il.
 
5 000 habitants contaminés
 
Un quart des quelque 20 000 habitants de Sardacht, au pied des montagnes du Zagros, furent contaminés. Une centaine perdirent la vie. Le silence international ne fit qu'encourager Saddam Hussein à s'en prendre, quelques mois plus tard à Halabja, ville du Kurdistan irakien où 5 000 habitants trouvèrent la mort, et à poursuivre ses attaques chimiques contre l'Iran. Au total, 360 bombes chimiques visèrent des cibles militaires et civiles iraniennes, surtout dans les dernières années de la guerre Iran-Irak (1980-88). «Ces crimes sont impardonnables. Dans son histoire récente, l'Iran n'a jamais attaqué aucun pays. Mais elle s'est trouvé la cible de multiples attaques», s'insurge le docteur Shariar Khatéri, qui dirige l'Association iranienne de défense des victimes des armes chimiques.
 
Vue d'Occident, la République islamique d'Iran apparaît généralement comme une puissance menaçante, prête à exporter la révolution islamique, à frapper Israël avec ses missiles et à fabriquer la bombe. Mais, si on se place du côté de Téhéran, c'est une autre vision qui se dégage. Pour les Iraniens, la lecture de leur histoire est une suite de complots, souvent menés par l'Occident. «Psychologiquement, c'est ce qui pousse aujourd'hui la République islamique à revendiquer ses droits, à tenir tête à l'Occident sur son dossier nucléaire», analyse le politologue iranien Morteza Firouzi.
 
Quand l'ennemi irakien, soutenu par les pays occidentaux, viola le protocole de Genève (1925) qui proscrit l'utilisation de ce genre d'armes, l'Iran cria au scandale. Son indignation n'atteignit pas les oreilles des Nations unies. Il en résulta un sentiment d'abandon, dont les victimes oubliées de Sardacht se font aujourd'hui l'écho. «L'ONU nous a lâchés», se désole Hossein Mohammadian, engoncé dans son «charwar», le traditionnel pantalon bouffant kurde. Cet agriculteur de Sardacht vient de lancer une petite ONG pour aider les survivants de la catastrophe qui souffrent encore, comme lui, des effets secondaires de l'attaque chimique : asthme, irritation cutanée, dépression.
 
Deux communiqués de l'ONU
 
Sept missions d'évaluation des Nations unies enquêtèrent, au cours de la guerre Iran-Irak, sur l'utilisation du gaz chimique pendant le conflit. Mais, regrette le docteur Khatéri, «le Conseil de sécurité se contenta d'émettre deux communiqués vides de substance». Le premier, le 9 mai 1988, lança un appel vague à l'Iran et l'Irak pour qu'elles n'utilisent pas de bombes chimiques. Le deuxième, en août 1988, précisait que «du gaz chimique avait été utilisé contre l'Iran» sans citer son origine : l'Irak. Quant à l'administration américaine de l'époque, informée des faits, elle fit la sourde oreille.
 
Au sortir du conflit, la République islamique révisa sa stratégie et tira deux leçons : «Eviter à tout prix d'être en position vulnérable, et ne jamais faire confiance aux conventions et traités internationaux face à la superpuissance mondiale», note Joost Hiltermann.
 
D'après des experts, la fin de la guerre Iran-Irak coïnciderait avec le développement accéléré d'un programme nucléaire iranien clandestin. A propos des armes biologiques, Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, alors président du Parlement, déclarait, deux mois après le cessez-le-feu, que «nous devrions au moins y songer pour notre défense». Avant d'ajouter : «Même si l'utilisation de telles armes est inhumaine, la guerre nous a enseigné que les lois internationales ne sont que de l'encre sur du papier».
 
Officiellement, Téhéran continue à soutenir que son programme atomique est exclusivement civil. «En tant qu'uniques victimes de l'utilisation d'armes de destruction massive dans l'histoire récente, les Iraniens rejettent le développement et l'utilisation de ces armes inhumaines», déclarait l'ambassadeur Javad Zarif le 31 juillet à New York, à l'issue du vote de la résolution de l'ONU menaçant l'Iran de sanctions s'il ne renonçait pas à l'enrichissement de l'uranium.
 
Les habitants de Sardacht continuent, eux, à se battre avec les démons du passé. Environ 3 000 de ses habitants, blessés par des armes chimiques (sur 45 000 à travers l'Iran), continuent à recevoir des soins spécifiques. Sur le bout des lèvres revient sans cesse la question : pourquoi ? Le gaz, en effet, visa délibérément le coeur de Sardacht. Le raïs irakien voulait-il effrayer les Iraniens pour mettre un terme à la guerre ? Ou bien cherchait-il à interrompre une réunion entre officiels iraniens et opposants kurdes irakiens qui, selon la rumeur, se tenait dans la ville ? Inclure Sardacht dans les chefs d'accusation du procès de Saddam Hussein permettrait, peut-être, d'élucider une affaire que tout le monde semble avoir voulu enterrer.