Par Edouard LAUNET lundi 26 septembre 2005 (Liberation - 06:00)
Quatrième Semaine des cultures étrangères Jusqu'au 2 octobre à Paris. Rens. : www.ficep.info
lle veille sur l'une des plus agréables maisons du Marais et se décrit comme une «Parisienne heureuse». Lui est un ancien spécialiste de la physique des particules qui, depuis le fond d'une cour du Xe arrondissement, défend désormais une identité menacée. Elle, Annika Levin, est directrice du centre culturel suédois où, bon an mal an, 100 000 personnes défilent pour un bain de lumière et de couleurs. Lui, Kendal Nezan, est président de l'Institut kurde, base arrière des langues et culture d'une diaspora de 850 000 personnes en Europe. L'une et l'autre, chacun à sa manière, entretiennent un morceau du large arc-en-ciel de cultures qui se déploie à Paris : avec une quarantaine de centres culturels étrangers, la capitale française est la ville du monde qui en compte le plus. Héritage d'un temps où Paris était le phare des arts.
«Amour constant»
Chaque année depuis 2002, ces petites institutions unissent leurs forces pendant une semaine pour composer un bouquet commun. Pour cette quatrième édition, ce sont 154 manifestations (expositions, projections, concerts, lectures) qui sont dispersées à travers la ville et réunies sous une bannière commune : «Etrangement proche». L'initiateur, le Canadien Robert Desbiens, a disparu l'hiver dernier à l'âge de 58 ans, mais d'autres mains ont repris le flambeau. Ce bel exemple de promotion de la diversité culturelle, thème cher à la France depuis quelque temps, est soutenu par les pouvoirs publics et la Ville de Paris.
Annika Levin, 50 ans, et Kendal Nezan, 56 ans, disent avoir trouvé à Paris un accueil au-delà de leurs espoirs. «Le respect des Français pour les Suédois est impressionnant», dit la première. Ambassadrice de la culture suédoise à Paris depuis trois ans et demi, Annika Levin fréquente la France depuis sa jeunesse. Etudiante en français à Bordeaux, festivalière régulière à Avignon et dans d'autres lieux du spectacle vivant (sa passion), elle a sillonné le pays pour lequel elle ressent un «amour constant». Spécialiste de la gestion de projets culturels (elle fut notamment responsable de la partie arts vivants dans l'opération Stockholm, capitale européenne de la culture, en 1998), elle est arrivée naturellement à la tête du seul institut culturel que la Suède a créé à l'étranger.
Café, jardin
L'Etat suédois a acheté l'hôtel de Marle, rue Payenne dans le IIIe arrondissement, dans les années 60. A l'époque, la bâtisse ne payait pas de mine. Aujourd'hui, c'est un endroit séduisant avec un petit café côté cour et un bel espace vert côté jardin. Il accueille expos, concerts, projections et dispose de six logements pour des artistes ou écrivains suédois en résidence.
Kendal Nezan connaît l'endroit : des artistes d'origine kurde ont séjourné ici (il y a une importante diaspora en Suède). Un lien plus cocasse relie Nezan et le pays scandinave : l'immeuble où l'Institut kurde est installé depuis 1983, près de la gare du Nord, a été précédemment occupé par la chambre de commerce suédoise. Le coffre-fort est resté, aujourd'hui bourré de livres.
Né dans la partie turque du Kurdistan, Nezan est arrivé à Paris en avril 1968. «Juste au bon moment. Ça m'a tout de suite plu», sourit-il. C'était ça ou la prison, les autorités turques n'appréciant guère l'activisme prokurde de cet étudiant en médecine. En France, il s'oriente vers la physique des particules et grimpera jusqu'au laboratoire de physique corpusculaire du Collège de France. Mais s'il y a d'un côté les particules élémentaires, il y a de l'autre des images de bibliothèques en feu et une culture menacée : en 1975, l'association France-Kurdistan, parrainée par beaucoup d'intellectuels français, crée l'Institut kurde pour réagir et préserver. Puis des émissions sur la poésie kurde, des expéditions dans le Caucase pour enregistrer des musiques kurdes, des livres : Nezan abandonne progressivement la physique pour la défense de son patrimoine culturel. La Turquie le déchoit de sa nationalité en 1978, il reste apatride jusqu'en 1989, date à laquelle la France devient sa «patrie d'adoption». Aujourd'hui, l'horizon s'éclaircit : le Kurdistan irakien s'organise, et les négociations pour l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne ouvrent d'autres fenêtres. Pendant ce temps, Kendal Nezan et d'autres s'échinent sur les 60 000 mots d'un grand dictionnaire, pour que la langue kurde reste branchée sur son temps.
Nuit blanche
Annika Levin, elle, prépare la Nuit blanche de samedi prochain, dont l'hôtel de Marle sera l'une des étapes : on y verra une installation d'Armanda Cardell, mise en sons par John Essing, tous deux Suédois. Cette même nuit, à la Bibliothèque nationale de France, un autre artiste du pays, Henrik Haakansson, dirigera depuis son ordinateur un «opéra naturel» : la vie du jardin de la BNF captée en direct par des caméras vidéo et projetée en très grand sur la Tour des lettres.
Pendant la Semaine des cultures étrangères, l'Institut kurde accueille une exposition de photos sur Hasankeyf, ville de Haute-Mésopotamie condamnée à l'engloutissement par un projet de barrage. Un trésor archéologique et une part du patrimoine kurde pourraient ainsi disparaître. D'un côté, on cherche à rayonner, de l'autre à survivre.