Des soldats kurdes des YPG («Unités de Protection du Peuple») s’entraînent au nord de la Syrie, le 24 mars 2016.
DELIL SOULEIMAN/AFP
Lefigaro.fr | BRUCKNER, PASCAL Jean-François Colosimo BRETON, STEPHANE Bozarslan, Hamit
La France doit d’autant plus soutenir les Forces démocratiques syriennes que leurs ennemis au Levant sont aussi les nôtres en Afrique, plaident les auteurs*.
La France est sévèrement mise à l’épreuve au Mali où nous avons dépêché la force Barkhane pour combattre l’essor du djihadisme. Nos soldats y sont soumis à des attaques à l’explosif ou à des attentats suicides qui vont se multipliant. Trois d’entre eux ont été tués le 28 décembre 2020, deux autres le 2 janvier 2021 et six viennent d’être blessés le 9 janvier.
Ces attentats ont pour point commun leur mode opératoire sophistiqué qui porte la signature des djihadistes syriens. La coalition internationale qui est intervenue au Proche-Orient, et à laquelle Paris a participé, les avait vaincus à Mossoul et Raqqa où avaient été fomentés les assauts terroristes perpétrés sur notre territoire national. C’était en 2017, il y a plus de trois ans. Aujourd’hui la France se retrouve à nouveau face à eux.
Que font-ils désormais en Libye ? Près de 4 500 de ces anciens affiliés à l’État islamique, al-Qaida et autres groupes combattants sont présents à proximité de la base aérienne d’al-Watiya où stationnent 1 000 soldats des forces spéciales turques. Ils y ont été placés par Sadat, l’entreprise turque de mercenariat qui est l’homologue du groupe russe Wagner, et ils y servent de supplétifs à l’armée turque.
Pourquoi la Turquie a-t-elle concentré en Libye autant de moyens militaires que la France au Sahel ? Parce qu’à partir de cette tête de pont, Ankara veut contrecarrer Paris en Afrique et étendre son influence en s’appuyant sur un islamisme conquérant. C’est ce qu’elle vient de faire au Caucase en aidant l’Azerbaïdjan à conquérir l’enclave arménienne du Haut-Karabakh avec l’aide des mêmes djihadistes. D’un conflit à l’autre, les décapitations sur les champs de bataille ou au hasard des chemins scandent tragiquement leur implication.
L’histoire est-elle condamnée à se répéter ? En octobre 2019, à la suite de la décision irraisonnée du président Donald Trump, les forces américaines ont quitté le nord de la Syrie, permettant ainsi à l’armée turque et à ses supplétifs d’envahir ce bastion du pays kurde. Les commandos de l’État islamique ont repris des forces, ils auraient même doublé leurs capacités et constituent désormais une menace inquiétante. Depuis le désert de la Badiya, ils traquent les forces kurdes qui ont pourtant été décisives dans la stratégie occidentale d’endiguement du djihadisme au Levant avant que nous ne les ayons cyniquement abandonnées. Et à Afrine, dans la zone sous occupation turque, ils enlèvent les femmes kurdes pour en faire des esclaves sexuelles destinées à leurs émules djihadistes transférés en Libye, ceux-là mêmes auxquels la France doit faire face aujourd’hui.
Le Quai d’Orsay a-t-il pris la pleine mesure des visées expansionnistes de la Turquie ? Que faire face à un pays qui se veut candidat à l’Union européenne tout en continuant à nier le génocide des Arméniens ? Qui est membre de l’Otan tout en s’approvisionnant en armes auprès de la Russie ? Qui sème depuis longtemps le chaos en Syrie, en Irak, en Libye ? Qui vient d’intervenir au Caucase ? Qui cherche également à déstabiliser le Liban, l’Égée, Chypre ? Qui visera sans doute demain à perturber les Balkans, l’Asie centrale ? Et qui se montre dès aujourd’hui hostile en Afrique de l’Ouest ?
Il est pourtant un recours. Il a le mérite d’associer la défense de nos intérêts à la fidélité que nous devons à d’anciens et sûrs alliés. En 2014, la France a donné l’exemple au reste du monde en étant la première à soutenir les Kurdes. Il lui revient, en 2021, de prendre une forte initiative diplomatique en faveur des Forces démocratiques syriennes. Regroupant des Kurdes, des Arabes, des Syriaques et des Yézidis, comprenant en leur sein des musulmans et des chrétiens, elles doivent recouvrer le rôle militaire essentiel qu’elles sont prêtes à tenir. En contenant la poussée de nos adversaires en Syrie, elles faciliteraient notre action au Sahel.
Le président Erdogan insultait voilà peu la France. Il lui propose aujourd’hui de renouer des relations amicales. Mais qui les avait mises à mal ? Et pourquoi, subitement, un tel retournement ? Ne serait-ce pas pour qu’il puisse engranger, grâce à ce répit, les acquis de ses avancées tous azimuts ? Or l’histoire nous enseigne dans la douleur qu’un apaisement de circonstance n’a jamais coupé l’appétit d’un régime expansionniste ni arrêté la marche d’une idéologie mortifère. De l’Afrique au Levant, sachons choisir intelligemment nos stratégies et nos alliances.
* Stéphane Breton, ethnologue ; Hamit Bozarslan, historien et politologue ; Pascal Bruckner, philosophe et écrivain ; Jean-François Colosimo, historien, théologien et éditeur.