Par Christophe BOLTANSKI - mardi 18 octobre 2005
Cheikh Wassan (nord de l'Irak) envoyé spécial
Recroquevillées au fond d'un cirque, les maisons en pierre aux toits de chaume s'enfouissent dans le sol et se confondent avec la rocaille, comme si leurs habitants continuaient à vivre terrés. Seuls de gros tas de fagots, la fumée des cheminées et quelques paraboles révèlent de loin un village. Cheikh Wassan se tient en haut d'une petite route défoncée, tout au nord du Kurdistan irakien, pas très loin de la frontière turque.Vers 18 heures, le 16 avril 1987, hadji Abdullah Kader Assad a entendu un bourdonnement d'avions. «J'étais hors de la maison. Je les voyais comme je vous vois. Ils ont bombardé tout autour de nous.»
Ce n'était pas la première fois que les escadrilles de Saddam prenaient pour cible ce recoin de montagne, bastion des peshmergas. Mais cette fois, les explosions faisaient un bruit inhabituel. Pas de craquement ni de coups de tonnerre. «C'était plus étouffé.» Dans l'air frais du couchant, il a senti une odeur plutôt agréable. «Un mélange de pomme, d'orange, d'ail.» Puis, une irritation. «Les yeux brûlaient, la gorge était toute sèche.» Il a également éprouvé des douleurs sous les aisselles, entre les cuisses, à la hauteur du genou. «Certains sont devenus aveugles, d'autres perdaient leur peau.» Il s'est mis à pleuvoir. L'averse, violente, a dissipé la brume étrange qui enveloppait la bourgade. Des hélicoptères sont alors arrivés et ont commencé à pilonner les fuyards. Les effets des bombardements n'ont pas été immédiats. «Les gens n'ont commencé à mourir que pendant la nuit.» Les symptômes décrits par les survivants semblent correspondre au gaz moutarde, selon l'organisation de droits de l'homme Middle East Watch. Le régime irakien venait pour la première fois d'utiliser l'arme chimique contre sa population. A la suite de ce raid, une centaine de villageois ont péri empoisonnés. Un crime passé alors totalement inaperçu. Ce n'est que onze mois plus tard, après le gazage de 5 000 Kurdes à Halabja, ville située plus au sud, que le monde a commencé très timidement à réagir.
«Chiens fous». A 50 ans, Abdullah Kader Assad ressemble à un vieillard décharné. Il ne quitte plus sa maison, réduite à une pièce étroite. Il est assis, presque plié en deux, sur un lit métallique, son unique mobilier. Au mur, trône un portrait de Jalal Talabani, chef de l'Union patriotique du Kurdistan qui règne en maître sur ces montagnes. «Je ne vois plus très bien. J'ai mal à l'estomac, à la tête, à la poitrine. Ma gorge a été aussi fermée. Je suis tout le temps allongé ici. Ma femme souffre des mêmes maux», raconte-t-il. Son traitement se résume à des médicaments antidouleur. Aujourd'hui, il ne rêve que de témoigner contre Saddam Hussein et son cousin germain, Ali Hassan al-Majid, le bourreau des Kurdes. «Je préférais mourir plutôt que cette vie-là. Si je m'allonge, je ne pourrai pas me lever, mais je suis prêt à ramper pour me rendre à leur procès.» Il se déplacerait jusqu'à Bagdad, en proie aux bandes armées et aux attentats. «Pour les voir détenus comme des chiens fous, j'irais n'importe où !»
Si Saddam ne sera jugé à partir de demain que pour le seul massacre de 143 chiites en 1982 à Doujaïl, son implication dans les atrocités commises contre les Kurdes doit être examinée dans la foulée. Le Tribunal spécial irakien affirme disposer de milliers de documents établissant sa responsabilité directe dans le gazage de Halabja, de Cheikh Wassan et d'ailleurs.
Test. Al-Majid a déjà comparu en décembre devant la même cour. Cet ex-sergent avait été chargé de la répression contre les chiites lors du soulèvement de 1991. Mais c'est surtout à cause de ses crimes perpétrés au Nord que l'histoire a retenu son nom, ou plutôt son surnom d'«Ali le chimique». En mars 1987, le Conseil de commandement de la Révolution, la plus haute instance du Baas, lui a confié les pleins pouvoirs pour en finir avec le «problème kurde». Pendant dix-sept mois, il a organisé le gazage, le transfert, l'internement et le massacre des populations. Environ 4 000 villages ont été rasés, sans doute 100 000 personnes ont disparu, selon Middle East Watch. Pour l'organisation, cette campagne systématique d'extermination, baptisée Anfal par Bagdad, relève d'un génocide.
L'attaque contre Cheikh Wassan fait figure de test. Quelques jours après, des camions militaires sont venus chercher les survivants. Les maisons ont été détruites. Les malades qui avaient été admis dans les hôpitaux de la région, emmenés par la sécurité militaire, n'ont plus donné signe de vie. Hadji Abdullah a gagné l'Iran et n'a jamais revu sa fille aînée, hospitalisée à Erbil. «Chaque étape d'Anfal suit la même méthode. Cela débute par des attaques chimiques par voie aérienne contre des civils et des peshmergas, suivies d'une offensive... Après l'assaut initial, les forces terrestres entourent la zone et détruisent toute habitation», écrit Middle East Watch. Les hommes sont exécutés ; femmes et enfants s'entassent dans des centres d'internement et meurent par milliers de famines ou maladie. «C'est un projet génocidaire conçu dans les moindres détails par le gouvernement irakien», affirme Adalat Omar Salah, présidente du centre de recherche sur Anfal. Le dossier contre l'ex-régime est presque complet, affirme cette femme qui conseille le ministre kurde des Droits de l'homme. Lors de la révolte de 1991, les peshmergas ont saisi des piles de documents des services de sécurité.Elle espère que le procès d'Ali le chimique, à défaut de celui de Saddam, se déroulera au Kurdistan. «On nous a promis qu'il sera jugé ici, si possible à Halabja.»
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