Ironie du sort, ce quartier perdu dans une immense mer de béton s'appelle Gazi, qui signifie «héros de guerre» . Pour ses habitants, les héros ne sont pas les soldats turcs mais les combattants de la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). C'est aux jeunes Kurdes de Gazi et à tous ceux de Turquie qu'un appel à l'insurrection a été envoyé il y a une semaine depuis les montagnes irakiennes pour «rendre la vie dans les grandes métropoles insupportable». Bahoz Erdal, un chef militaire du PKK, engageait notamment à incendier «des centaines de voitures».
Dans ce faubourg kurde, on «assure être prêt à suivre les ordres». Mais, ces derniers jours, les «faits d'armes» y sont finalement assez limités : un groupe de jeunes a lancé quelques cocktails Molotov sur des forces de police, deux voitures ont été brûlées, dans le quartier voisin…
«La pression policière est énorme, les gens hésitent», confie un habitant, qui préfère taire son nom. Depuis l'automne 2007, «une trentaine de personnes ont été arrêtées, les procès sont en cours», certifie Gülüzer, une des responsables de la section locale du Parti pour une société démocratique (DTP), accusé par les autorités turques d'être la vitrine politique du PKK.
Au-delà de la dissuasion des forces de l'ordre, «il y a cette immense lassitude d'un conflit qui dure depuis trente ans, estime Hüseyin, 37 ans dont quatre passés en prison. Problème de logement des familles nombreuses, peur de perdre un petit commerce… Quand les gens arrivent à l'Ouest, ils oublient la guerre, les soucis économiques l'emportent.»
La population a commencé à débarquer de l'Est dans les années 1970, chassée par la misère puis par la guerre civile. Dans le petit parc, les balançoires et les toboggans sont pris d'assaut par des nuées d'enfants poussiéreux.
Dans le local du DTP, une brochette de jeunes désœuvrés a les yeux rivés sur Roj TV, une chaîne prokurde interdite en Turquie et qui émet depuis le Danemark. Une partie non négligeable a de la famille dans les rangs du PKK. Comme s'il s'agissait d'un tribut humain à verser à la guérilla.
Enveloppée dans son foulard blanc de paysanne kurde, une mère de onze enfants a déjà donné deux fils aux montagnes. Le premier est mort. Le deuxième a quitté la maison à 16 ans, «l'âge où il faut y aller, comme les autres, même si ça déchire mon cœur».
Un jeune homme annonce «trente-huit combattants» dans sa famille depuis son «grand-père». Mais derrière la fierté de servir le «leader respecté» (Abdullah Öcalan, le chef du PKK, emprisonné, NDLR), une buée brouille ses yeux à l'évocation du petit frère, qui était étudiant en littérature. «Un soir, il m'a dit qu'il avait fait son choix et allait partir à la campagne. Il voulait connaître les surnoms des nôtres qui y étaient déjà. Le matin, il avait disparu. Cela fera cinq ans le 1er septembre.» L'été dernier, la mère lui a rendu visite sur le mont Qandil mais «depuis trois mois, nous sommes sans nouvelle».
Selon Hüseyin, «la majorité des jeunes ne se révoltera probablement pas, mais les plus radicaux vont continuer à partir», cédant à la «vision romantique» de la «lutte du peuple kurde». Une perspective toujours plus enthousiasmante qu'un avenir bouché par le chômage. Depuis trois ans, la délinquance a fait son apparition dans le quartier. Loin d'un idéal politique, des bandes, celles des «Kurdes» contre celles des «gauchistes», s'affrontent au couteau. À Gazi, ce sont les émeutes sociales qui grondent.