Challenges.fr
Challenges.fr par Jon Hemming
ERBIL, Irak (Reuters) - Ni Bachar al Assad ni l'opposition syrienne ne trouvent grâce aux yeux de la communauté kurde de Syrie, première minorité ethnique du pays, qui s'est tenue largement à l'écart du soulèvement entamé il y a dix mois.
Ses membres voient en outre d'un mauvais oeil l'influence croissante de la Turquie auprès des mouvements qui cherchent à renverser le chef de l'Etat, craignant que leur succès ne mette fin à leurs espoirs d'autonomie, du fait de l'opposition d'Ankara à l'émancipation de sa propre minorité kurde.
"Les Kurdes et l'opposition arabe ne se font pas confiance, c'est pourquoi il n'y pas de grandes manifestations dans les villes kurdes", explique Madjid Youssef Daoui, membre du Conseil national syrien mis sur pied par les adversaires d'Assad et Kurde lui-même.
"Nous n'avons aucun accord avec l'opposition arabe en ce qui concerne les droits des Kurdes. Nous n'avons pas d'accord sur la marche à suivre pour changer de régime (...) Les déclarations des chefs de file de l'opposition ne nous donnent par ailleurs aucune raison de leur accorder notre confiance", ajoute-t-il, interrogé par Reuters à Erbil, capitale du Kurdistan irakien.
Après quelques rassemblements au début du mouvement de contestation, les villes à majorité kurde du nord-est de la Syrie ont retrouvé le calme alors que des manifestations quotidiennes ont lieu dans les grands pôles sunnites.
"Les Kurdes ne soutiennent pas le régime. Nous, Kurdes, sommes hostiles au régime depuis plus de vingt ans et les Kurdes ont été parmi les premiers à descendre dans la rue", dit Sarbast Nabi, Kurde de Syrie et professeur de sciences politiques à l'université Saladin d'Erbil.
Des heurts ont opposé pendant des jours les forces de l'ordre syriennes à des membres de la communauté kurde en 2004, à Qamichli, après un incident lors d'un match de football.
"A ce moment-là, je me trouvais à Damas", se souvient Sarbast Dabi. "Je ne veux pas citer de noms, mais ceux qui sont maintenant à la tête de l'opposition étaient hostiles aux revendications concernant les droits des Kurdes (...) Ils sont toujours favorables à l'arabisation et à l'islam politique."
Outre cette défiance à l'égard de l'opposition, les Kurdes de Syrie sont très divisés. Certains mouvements sont liés aux Kurdes d'Irak, d'autres aux rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), actifs en Turquie, disent les observateurs.
Damas accorde à ces derniers un soutien de plus en plus marqué pour compenser celui d'Ankara à l'opposition syrienne, ce qui explique que les proches du PKK en Syrie n'aient pas rejoint les rangs de la contestation.
Bachar al Assad exploite à la fois la crainte que le séparatisme kurde inspire aux arabes et celle que le nationalisme arabe inspire aux Kurdes, estime Mahmoud Mohammad Bave Sabir, membre de la direction de l'Union démocratique kurde de Syrie, l'un des plus vieux partis kurdes d'opposition.
Les manifestations kurdes, dit-il, n'ont pas été réprimées aussi violemment que les autres parce qu'Assad redoute la réaction des milliers de Kurdes installés à Damas et à Alep, les deux plus grandes agglomérations, qui sont plus calmes que les villes voisines.
Avant de trouver refuge au Kurdistan irakien, Madjed Youssef Daoui, militant étudiant, a passé deux mois en prison. Il est aujourd'hui en contact quotidien avec les dissidents kurdes de Syrie et fait pression pour une reconnaissance des droits de sa communauté auprès du mouvement le plus représentatif de l'opposition, établi à Istanbul.
L'appui de la Turquie à cette coalition de partis issus de la mouvance religieuse clandestine, a placé les islamistes à la pointe de la contestation, selon les représentants kurdes de Syrie.
S'ils s'emparaient du pouvoir, disent-ils, ils resteraient sans doute fidèles au nationalisme arabe de Bachar al Assad et s'opposeraient par conséquent à l'autonomie des zones kurdes.
"Je pense que la révolution syrienne n'est plus entre les mains du peuple syrien, mais qu'elle est devenue un conflit entre puissances régionales. On ne peut pas faire confiance à ces grands Etats parce que ce sont leurs intérêts qui priment", ajoute Madjed Youssef Daoui.
"Nous craignons que la Turquie ne joue un rôle en Syrie. Je suis sûr que la Turquie fera face à une forte résistance kurde en Syrie", prédit quant à lui Sarbast Nabi.
Jean-Philippe Lefief pour le service français, édité par Gilles Trequesser