A Derik, lors des funérailles de Ferhad Remedan, le chauffeur d'Havrin Khalaf, responsable politique kurde assassinée. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
A Kamechliyé, un enfant pleure la mort d'un membre de sa famille, tué lors de l'opération turque. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
Massoud, hospitalisé à Kamechliyé après avoir eu le ventre perforé lors d'un bombardement turc. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
Le Monde | MARDI 15 OCTOBRE 2019 | Envoyé spécial Allan Kaval
L'OFFENSIVE TURQUE DANS LE NORD-EST SYRIEN
Le régime syrien et les forces kurdes ont signé dimanche un accord pour le déploiement de troupes loyalistes dans le nord-est du pays
REPORTAGE | Kamechliyé (Syrie) - envoyé spécial
A l'hôpital de la Miséricorde, à Kamechliyé, la plus grande ville kurde de Syrie, le monde semble s'être effondré, dimanche 13 octobre. Un homme hurle de douleur, la peau du visage en lambeaux, tandis qu'un soignant lui bande la jambe et qu'un autre, impassible, inscrit au marqueur sur son torse des instructions médicales. Une infirmière sexagénaire, les yeux fardés à l'excès, observe la scène, debout dans la cohue. Le docteur Shamel a du sang sur sa blouse verte tout élimée. Il vient de recoudre une blessure profonde. « Trump, Macron, Johnson... Vous nous avez utilisés, maintenant vous vous débarrassez de nous ! Les seuls responsables de tout ça, c'est cette coalition de menteurs, ce Conseil de sécurité de menteurs, ces pays de menteurs », scande le docteur Shamel, dans un anglais furieux, désespéré.
Un homme qui passe dans le hall, mis sens dessus dessous, reprend la parole : « Qu'est-ce qu'on vous a fait, nous, les Kurdes ? » Les blessés hurlants, les brûlures, les corps cassés, le désespoir qui règne dans le petit hôpital de quartier de Kamechliyé sont les échos d'un massacre aux victimes encore chaudes. Plus tôt dans la journée, l'artillerie turque a décimé un convoi de civils, encadrés par les forces kurdes, se dirigeant vers Ras Al-Aïn, à une centaine de kilomètres à l'ouest, pour protester, à leur corps défendant, contre l'invasion menée par la Turquie et ses milices islamistes. Quatorze au moins sont morts, portant le nombre des victimes depuis le début de l'offensive turque, le 9 octobre, à 60 civils et 104 combattants kurdes, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme. Parmi le flot de blessés dans ce convoi se trouve l'homme qui hurle à l'hôpital de la Miséricorde.
Dehors, la nuit noire de Kamechliyé est parcourue d'hommes en armes, de bouts de cigarette incandescents et de rumeurs sinistres. Les communications sont mauvaises, mais on sait que l'armée turque et ses soudards avancent dans le pays, que la frontière est débordée depuis longtemps. En cinq jours, 130 000 personnes ont été jetées sur les routes. On a vu leurs camionnettes surchargées bringuebaler leurs visages en sueur, leurs couvertures à fleurs entassées à l'arrière. Les écrans des téléphones portables sont saturés d'images d'exécutions sommaires, d'informations invérifiables, de photographies d'enfants paniqués, et d'enfants morts aussi. La défaite a mis moins d'une semaine pour s'installer. Et lundi, dès l'aube, le régime meurtrier de Bachar Al-Assad sera de retour, toutes couleurs dehors, dans les rues du Nord-Est syrien.
LE TEMPS DES VICTOIRES EST RÉVOLU
La coalition internationale, amie des jours heureux, s'enfuit. Dimanche, le président Donald Trump a ordonné le retrait des quelque 1 000 soldats américains du Nord syrien. Ces jours-ci aurait pu être fêté le cinquième anniversaire d'une alliance forgée sur les ruines en résistance de Kobané. En novembre 2014, la petite ville kurde à la frontière turco-sy- rienne, assiégée par les djihadistes, avait ému le monde et précipité dans son ciel des avions occidentaux. Le partenariat militaire noué alors a, dans les années qui ont suivi, débarrassé le Nord-Est syrien du drapeau noir du califat autoproclamé de l'organisation Etat islamique (EI). Les Forces démocratiques syriennes (FDS, à majorité kurde) ont pris Rakka, la capitale de l'EI, deux années seulement après les attentats de novembre 2015, qui y avaient été conçus. Mais le temps des victoires est révolu. Meilleur
Les milices pro-Turcs contrôlent désormais Tall Abyad et une quarantaine de villages de la zone frontalière jusqu'à l'ouest de Ras Al-Aïn, ville qui leur échappe encore. Le régime syrien s'apprête à investir Manbij et Kobané à la frontière turque, mais aussi Kamechliyé et Hassaké sur l'arrière-front. Ses forces se sont déployées, lundi matin, à Tel Tamer, à vingt kilomètres au sud de Ras Al-Aïn, pour marcher vers la frontière.
En désespoir de cause, devant l'incapacité de leurs alliés occidentaux à les défendre contre la Turquie, membre de l'OTAN, et de ses miliciens islamistes, les FDS ont dû laisser entrer le régime qui n'attendait que cela. Ils ont annoncé, dimanche soir, avoir conclu un accord avec Damas pour le déploiement de l'armée syrienne dans le nord du pays, en soutien aux FDS, afin de s'opposer à l'avancée rapide des troupes turques et de leurs alliés. Le régime Assad a annoncé l'envoi de troupes dans le Nord pour « affronter » l'« agression » turque.
Des partisans du régime, à Kamechliyé et à Hassaké, ont accueilli la nouvelle par des célébrations. La tenaille s'est refermée sur les Kurdes syriens et leurs alliés du nord du pays.
Mais la guerre est-elle terminée ? « Nous nous sommes préparés à ce jour », confiait la veille à Kamechliyé une responsable kurde, Fawza Youssef. On venait d'enterrer, dans le cimetière militaire des FDS, quatre victimes de la guerre. Fawza Youssef pleurait, seule dans la foule, tandis que les slogans du mouvement kurde retentissaient : « Les martyrs changer bonjour en quelqu'un j'ai que dalle normalement nonsont immortels, les martyrs sont immortels ! »
LA FIN D'UN MONDE
Pleurait-elle ces morts, venus rejoindre, dans des tombes aux couronnes fleuries, les 10 000 jeunes hommes et femmes tombés au combat ? Ou pleurait-elle la fin d'un monde ? L'effondrement de cet écheveau d'institutions mises en place patiemment par le mouvement kurde, dont le caractère autoritaire était doublé d'une ambition de transformer le monde, avec ses communes autonomes placées sous la férule des cadres du parti, la parité imposée à tous les étages, les grandes mises en scène de l'amitié entre les peuples ? Ou pleurait-elle encore le temps où les grandes puissances du monde entier les courtisaient avant de tourner casaque ?
Un peu plus tard, dans son bureau désert, installé dans l'ancienne gare de Kamechliyé, souriante, elle croyait encore à des pressions internationales sur Ankara, à un retournement de situation. Mais, derrière les traits d'esprit et les yeux rieurs, le mot qu'elle prononçait avec le plus de conviction était celui de « résistance » : « La guerre en uniforme et les bureaux officiels, c'est terminé. Nous sommes passés maintenant en mode guérilla contre la Turquie. » Fawza Youssef affirmait que des messages avaient déjà été envoyés au régime syrien en vue d'un accord et d'une réponse commune à l'invasion turque, mais qu'ils n'avaient pas trouvé de réponse. En moins de vingt-quatre heures, la situation a changé.
Déjà, les routes ne sont plus sûres, les communications impossibles et les informations rares d'un bout à l'autre du territoire. Dans les zones grises en pleine métastase se regroupaient des cellules dormantes de l'EI et des groupes pro-Turcs fourbissant leurs armes. Dans les prisons et dans les camps, les djihadistes étrangers, européens, français, bouillaient de se voir libérer par l'armée d'invasion ou de vivre le moment où le chaos leur ouvrirait grand les portes.
Il est déjà trop tard. L'issue cauchemardesque dont les forces kurdes avaient maintes fois averti leurs partenaires occidentaux a fini par se matérialiser. Malgré le retour du régime, l'EI peut prendre un second souffle. Une nouvelle ère de sang s'est ouverte, dimanche soir. Elle avait commencé, le dimanche précédent, par un coup de téléphone, entre Washington et Ankara. p
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Le Monde | Washington, correspondant | Gilles Paris | le 15/10/2019
Sous la pression de l'offensive de la Turquie, Donald Trump a ordonné le retrait de la quasi-totalité des forces spéciales américaines du nord-est de la Syrie, dimanche 13 octobre. Le secrétaire à la défense, Mark Esper, en a fait l'annonce alors que le président des Etats-Unis se rendait à son club de golf de Virginie. Seules quelques forces pourraient être maintenues à la frontière avec l'Irak, au sud, à Al-Tanaf.
Donald Trump avait commenté la situation en début de matinée sur Twitter, présentant comme un retrait mûrement réfléchi ce qui ressemblait plutôt, sur le terrain, à une débandade. « Les Kurdes et la Turquie se battent depuis de nombreuses années. La Turquie considère le PKK [lié aux Kurdes syriens] comme les pires des terroristes. D'autres voudront peut-être intervenir et se battre pour un camp ou pour un autre. Laissons-les faire ! Nous surveillons la situation de près. Guerres sans fin ! », avait-il écrit comme pour se laver les mains de l'affrontement en cours entre l'armée turque et les alliés kurdes des Etats-Unis contre l'organisation Etat islamique.
Faute d'avoir indiqué des lignes rouges à son allié turc lors d'une conversation téléphonique avec son homologue Recep Tayyip Erdogan, une semaine plus tôt, Donald Trump avait placé les forces américaines dans une situation qui s'est avérée impossible. Alors qu'un haut responsable avait tenu à assurer, lundi, qu'un retrait total des forces spéciales américaines n'était pas d'actualité, la pression militaire n'a cessé d'augmenter. Vendredi, le Pentagone avait même dû protester contre des tirs d'artillerie turcs jugés délibérés près de l'une de leurs positions. Interrogé, le président des Etats-Unis avait éludé.
Pris de court, les Etats-Unis ont paré au plus pressé, sans être en mesure d'obtenir la moindre garantie sur le sort de djihadistes détenus par leurs alliés kurdes. Selon le New York Times, l'avancée rapide des troupes turques les a empêchés notamment de transférer en lieu sûr une soixantaine de détenus considérés comme particulièrement dangereux. Plusieurs bilans pouvaient être tirés, dimanche soir, d'une crise dont Donald Trump a été à l'initiative et qui compte sans doute parmi les plus significatives d'une présidence jusqu'à présent relativement épargnée. En dépit du mécontentement exprimé comme jamais tout au long de la semaine par la majorité des cadres républicains, ainsi que d'une manière plus discrète par les responsables militaires, Donald Trump a tranché en solitaire, indifférent aux conséquences du feu vert adressé, en dépit de ses dénégations officielles, à Recep Tayyip Erdogan.
En décidant de retirer la quasi-totalité des forces spéciales américaines présentes dans le nord-est de la Syrie, le président des Etats- Unis a une nouvelle fois pris à contre-pied ses alliés. Les Kurdes tout d'abord, en dépit du lourd tribut versé dans les combats contre les derniers bastions syriens de l'organisation Etat islamique (EI). Les pays européens ensuite, qui ont pris part à la coalition internationale constituée par son prédécesseur démocrate, Barack Obama, pour lutter contre l'EI.
« Catastrophe prévisible »
La débâcle ne va pas seulement faciliter une résurgence djihadiste déjà pointée par le Pentagone, elle va également priver Washington du seul levier dont il disposait dans le dossier syrien. L'abandon des Kurdes a en effet forcé ces derniers à se tourner dimanche vers le régime de Bachar Al-Assad contre les troupes turques. Le dictateur syrien se trouve renforcé et moins que jamais susceptible du moindre compromis concernant une solution politique à la guerre civile qui a ravagé le pays pendant plus de huit ans.
La Russie et l'Iran, deux alliés du régime de Damas, sont également confortés. « La catastrophe qui se déroule ce soir en Syrie était prévisible à partir du moment où Trump a clairement indiqué qu'il souhaitait partir », a déclaré Brett McGurk, l'ex-envoyé spécial chargé de la coalition internationale contre l'EI, démissionnaire en décembre après une première menace de retrait agitée par Donald Trump.
Justifié par le renoncement aux « guerres sans fin », le retrait de Syrie est survenu quelques jours après l'annonce de l'envoi de renforts américains en Arabie saoudite. Interrogé sur cette contradiction, le 12 octobre, Donald Trump s'est justifié en avançant que les Saoudiens « nous achètent des marchandises d'une valeur de centaines de milliards de dollars, et pas seulement du matériel militaire ». « L'Arabie saoudite a accepté de nous payer pour tout ce que nous faisons pour les aider, et nous apprécions ça », a-t-il ajouté.