Chronique : Alain Frachon
Le Monde | par Alain Frachon | 23 mars 2018
Sans les Kurdes, la barbarie de l'organisation dite Etat islamique (EI) sévirait encore. Les djihadistes disposeraient toujours de leurs points d'appui en Syrie et en Irak. Les " hommes en noir " asserviraient les populations locales. A Mossoul, en Irak, les djihadistes fabriqueraient de la voiture piégée à la chaîne – pour tuer et mutiler ici et là. A Rakka, en Syrie, ils entraîneraient de jeunes Européens, convertis à leur cause, pour qu'ils repartent semer la mort – à Bruxelles, Paris et ailleurs.
Aujourd'hui, la Turquie occupe le nord-ouest de la Syrie. Notre alliée de l'OTAN y traque les Kurdes, nos alliés de la lutte contre l'EI. Dans le chaos des guerres syriennes, les 2 à 3 millions de Kurdes de Syrie, sous la houlette du parti PYD, se sont taillé une région autonome le long de la frontière avec la Turquie. Ils l'appellent le Rojava. Le PYD est proche du PKK – les autonomistes kurdes de Turquie, en guerre contre Ankara depuis quarante ans –, que les Etats-Unis et les Européens considèrent comme une organisation terroriste, non sans quelque raison.
L'armée turque ne veut pas que le Rojava serve de base arrière au PKK, même si aucune attaque contre la Turquie n'a été lancée depuis la Syrie. Elle entend démanteler le Rojava. Elle a le feu vert de la Russie, qui laisse l'aviation turque bombarder les villages kurdes. Sur le terrain, la Turquie a recruté des milliers de combattants arabes de Syrie, pour la plupart des islamistes, dont des anciens d'Al-Qaida et de l'EI, rapporte le journaliste Patrick Cockburn, l'un des meilleurs connaisseurs de la région. Pour casser du Kurde, se trouve ainsi constituée une étonnante équipée : la Russie, ennemie de l'OTAN, la Turquie, membre de l'OTAN, et une vaste soldatesque islamiste, en principe ennemie des Russes…
Le PYD a des tendances autocratiques. Ne voulant pas se mêler de l'affrontement entre Damas et la rébellion syrienne, il a pactisé ici et là avec Bachar Al-Assad. Mais ce sont les femmes et les hommes du PYD qui ont libéré tout le nord-ouest syrien de la présence de l'EI. Sans ces combattants admirables, l'aviation américaine n'aurait pas suffi pour prendre Rakka. Sans eux, qui sont intervenus aussi en Irak, les yézidis du mont Sinjar auraient été massacrés jusqu'au dernier. Les Kurdes ont été l'instrument au sol de la défaite de l'EI en Syrie. Dans cette bataille, ils ont perdu des centaines de combattants.
Les Etats-Unis vont-ils laisser la Turquie pousser plus avant et attaquer les cantons Est du Rojava, là où se trouve le gros des troupes du PYD, appuyées par des forces spéciales américaines ? Washington et les pays de l'UE vont-ils faire pression sur Ankara ou laisser les Kurdes seuls face à l'armée turque et aux islamistes ? Ces derniers ont une revanche à prendre : la haine des Kurdes les anime. Chaque Kurde tombé entre leurs mains – homme, femme, enfant – est promis au viol, à l'esclavage, à la mort.
Ces temps-ci, les Kurdes d'Irak ont mauvaise presse. Autonomes depuis les années 1990, ils ont été sauvés in extremis, par les Américains et les Iraniens, de l'offensive menée par l'EI en Irak en 2014. Après quoi, sujets à l'hubris, ils ont agrandi leur territoire et organisé un référendum sur l'indépendance – contre l'avis de leurs amis. Echec sur toute la ligne. Les Kurdes d'Irak ont reperdu ces territoires et Bagdad a restreint leur autonomie. Ils restent prisonniers de leur système politique (suranné). Mais voilà, deux ans durant, ils ont été le principal point d'appui essentiel des Occidentaux pour préparer la reprise de Mossoul. Face à l'EI, ils ont tenu une ligne de front de plus de 1 500 kilomètres : plus d'un millier de peshmergas y ont perdu la vie. Ils ont accueilli un million de réfugiés de la région, notamment les chrétiens.
En Irak comme en Syrie, les Kurdes ont été au premier plan de la lutte contre l'EI. Historiquement, ils ont toujours été victimes du cynisme des grandes puissances. Faut-il vraiment qu'il en aille encore ainsi ? Une fois de plus.