15.10.04 | 14h16 (ANALYSE) Les douze à quinze millions de Kurdes de Turquie ne sont pas les derniers à rêver de l'adhésion turque à l'Union européenne. Leyla Zana, la plus emblématique des prisonniers d'opinion en Turquie et l'égérie de la cause kurde, n'a pas dit autre chose, jeudi 14 octobre, en recevant au Parlement européen à Bruxelles, neuf ans après son attribution, le prix Sakharov des droits de l'homme, qui lui avait été décerné en 1995, alors qu'elle était en prison. Après quatorze années de conflit et de misère - 35 000 morts, 3 000 villages détruits et deux millions de réfugiés -, les Kurdes se prennent à espérer.
"Jusque-là, les Kurdes n'avaient pas d'avenir en Turquie. Aujourd'hui, ils sont en position d'escompter quelque chose", affirme Umit Firat, un éditeur kurde d'Istanbul, qui s'exprimait récemment dans le cadre d'un colloque organisé à Paris par l'Institut kurde sur l'entrée de la Turquie dans l'Union. Depuis peu, l'état d'urgence a été aboli dans les régions kurdes ; l'enseignement de la langue a été autorisé ; quatre ex-députés kurdes, prisonniers d'opinion condamnés à dix ans d'incarcération pour leur militantisme pacifique en faveur de la cause, ont été libérés en juin. Que de chemin parcouru depuis l'époque de la guerre (1984-1999) entre l'armée régulière d'Ankara et les séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ! Mais - est-il nécessaire de le rappeler ? - ces avancées sont le fruit des multiples pressions européennes.
C'est sous l'effet de celles-ci que la République d'Atatürk a vu tomber lentement ses bastions répressifs : la peine de mort a été abolie, les cours de sûreté de l'Etat sont en passe de disparaître, l'armée se fait moins visible. "Pour ceux qui vivent dans cette région, les changements sont considérables. Même si bien des choses restent à faire, un point me semble primordial : les gens sur place ne peuvent plus aujourd'hui craindre pour leur vie, comme c'était le cas autrefois", explique Sezgin Tanrikulu, bâtonnier du barreau de Diyarbakir, la grande ville du Kurdistan de Turquie, venu spécialement à Paris pour le colloque.
D'autres font remarquer que les changements votés à l'Assemblée d'Ankara peinent à être mis en application. Ainsi la loi sur l'enseignement de la langue kurde, adoptée en 2002, a buté sur de multiples obstacles administratifs avant d'entrer en vigueur. A ce jour, d'après Salih Akin, auteur d'une étude sur la réforme linguistique, "560 personnes se sont inscrites aux cours de kurde dans l'ensemble des centres, à l'exception de celui d'Istanbul, où les inscriptions sont toujours en cours".
Selon ce jeune chercheur de l'université de Rouen, la loi - qui permet uniquement de suivre les cours en dehors des périodes scolaires, avec une autorisation des parents pour les moins de 18 ans - est restrictive. Pour avoir droit à cet enseignement, il faut être diplômé du primaire. "Or un nombre important de Kurdes n'ont pas eu l'accès à l'éducation en Turquie et sont de ce fait dépourvus de diplômes", note-t-il.
Les tabous ont encore la vie dure. Le seul mot "kurde" garde ainsi un parfum d'interdit. Récemment, l'Institut kurde s'est vu refuser la publication d'une annonce publicitaire pour une rétrospective, à Paris, des films du réalisateur Yilmaz Güney (1937-1984) dans l'édition européenne du quotidien Hürriyet parce que le mot "kurde" y figurait. Avocat résolu de la vocation européenne du pays, ce grand quotidien turc de centre droit continue, il est vrai, d'arborer à côté de son logo le slogan "La Turquie appartient aux Turcs" ("Turkiye turklerindir"), attribué à Mustafa Kemal.
BRISE DE LIBERTÉ
Si la volonté de changement est palpable au sommet, si les choses évoluent, le chemin à parcourir pour la mise en conformité de la Turquie avec les critères européens promet d'être long.
Malgré la brise de liberté qui s'est mise à souffler dans les régions kurdes, la pauvreté y reste atterrante et le droit à l'expression limité. Là, comme ailleurs, on recourt toujours à la torture. Alors qu'une petite fenêtre d'opportunité vient de s'ouvrir - la guerre est terminée, le PKK usé et les Kurdes de Turquie sont plus alléchés par l'idée de rejoindre l'Europe que de suivre leurs frères d'Irak -, l'équipe au pouvoir à Ankara parviendra-t-elle à tourner la page ? A quand l'amorce d'un vrai dialogue politique avec les Kurdes ?
"Sans amnistie, il n'y a pas de solution au problème kurde", affirme l'éditorialiste turc vedette Hasan Cemal. Selon lui, une amnistie en faveur des ex-combattants du PKK "devrait être inscrite à l'agenda du gouvernement turc, y compris pour Abdullah Öcalan",l'ancien chef de la rébellion, qui purge une peine de prison à vie dans l'îlot d'Imrali. "Trois mille militants du PKK sont actuellement en prison. Mille d'entre eux sont très malades et devraient pouvoir sortir sur décret présidentiel", estime-t-il. Il en est sûr : "C'est uniquement dans le cadre de la démocratie et des instances supranationales de l'Union européenne qu'il sera possible de s'éloigner du nationalisme."
A l'heure qu'il est pourtant, "le vote kurde n'est pas pris en compte. Ce droit, nous devrons l'obtenir sans recourir à la violence", explique le bâtonnier Sezgin. Le système électoral en vigueur, qui requiert des partis une représentation de 10 % à l'échelon national pour pouvoir siéger au Parlement, laisse de côté 45 % des votes. Ainsi, malgré des scores impressionnants - de 30 % à 57 % - dans les régions du Kurdistan de Turquie, le parti pro-kurde Dehap n'a recueilli que 6,2 % des voix à l'échelon national lors des dernières législatives, en novembre 2002, et n'est donc pas représenté dans l'Hémicycle.
Un autre intervenant, Serafettin Elçi, qui fut ministre sous le gouvernement de Suleyman Demirel, veut voir plus loin. "Il faut donner aux Kurdes le statut politique dont ils ont besoin. D'ailleurs, les Kurdes ne souhaitent pas diviser l'Etat. Il ne sera pas difficile d'élaborer des solutions conformes aux valeurs d'égalité et de justice. Dans le cadre du plan Annan pour la réunification de Chypre, soutenu par l'UE, une formule a été trouvée pour les Chypriotes-Turcs. Pourquoi la même chose ne serait pas possible avec les Kurdes ?", interroge cet homme qui fit deux ans de prison pour avoir affirmé qu'il était kurde à la fin des années 1970.
Après tout, l'Europe tant désirée n'est-elle pas aussi celle des régions ? L'éventualité d'une solution fédérale à la question kurde ne pourrait que rapprocher Ankara du Vieux Continent, lequel, familier des revendications séparatistes, comporte tout de même en son sein quelques exemples réussis de dévolution. Une chose est sûre, l'octroi de larges libertés à des populations revendiquant un certain degré d'autonomie, comme cela a été fait en Espagne, en Grande-Bretagne, en Belgique ou en Italie, n'a pas conduit à la décomposition de ces Etats. Le temps n'est-il pas venu d'épousseter le dogme kémaliste, et notamment celui de l'unité nationale ?
Marie Jégo
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 16.10.04