- LE MONDE [21 janvier 2006]
L'un d'eux, dont le village situé près de Kirkouk fut détruit par l'armée en 1987, raconte : "Nous avons fui chez notre grand-mère, à Kirkouk. En nous cachant, car seuls les Arabes avaient le droit de s'y installer. On interdisait aux enfants de sortir jouer, mais nous fûmes dénoncés et envoyés ici, sous une tente." Ce patriarche de la famille Dawoud vit toujours, avec ses enfants et petits-enfants, dans la masure en béton qui a remplacé la tente, dans un des tristes camps du Kurdistan remplis de leurs semblables. "Si, demain, notre chef, Barzani (le président du Kurdistan), nous l'ordonne, nous irons tous nous battre pour Kirkouk", assure un fils de la famille.
Elle fait partie de celles qui, bien qu'originaires de Kirkouk, n'ont pu y voter le 15 décembre 2005 pour les élections législatives, ne s'y étant pas inscrites au titre du programme alimentaire de l'ONU. "Nous avions peur, nous voulions que tous les Arabes partent de Kirkouk avant d'y retourner, et maintenant le transfert d'adresse n'est plus accepté", dit une des filles Dawoud.
Mais l'on estime que 70 % des réfugiés de la région de Kirkouk ont déja pu s'y réinstaller ou, du moins, s'y faire enregistrer. Ce qui a rétabli l'ancienne prépondérance kurde locale. Aux élections de décembre, la liste kurde y a reçu plus de 300 000 voix sur près de 560 000 votants, soit largement plus que les diverses listes arabes et celle du Front turkmène, réduit à quelques 58 000 voix. Ces perdants accusent les Kurdes d'irrégularités, mais l'importance de l'écart signifie que le référendum qui doit être organisé à Kirkouk avant fin 2007 entraînera, s'il a lieu, un rattachement à la région fédérale du Kurdistan.
MAÎTRES EN SOUS-MAIN
Le président Massoud Barzani l'a publiquement promis cet hiver. Ce rattachement est en effet la première condition posée par les Kurdes, forts de leur position pivot en vue de la formation du gouvernement à Bagdad, à leurs futurs partenaires. Beaucoup de réfugiés en sont si convaincus qu'ils reconstruisent les villages détruits de la région sans attendre les diverses aides promises pour cela. Ainsi Tayyeb Zorab, aidé de ses enfants, bâtit à l'endroit même où son village a été rasé en 1963 et où dix personnes de sa famille ont été tuées. "Depuis lors, dit-il, nous vivions à Huweija", un bourg arabe entre Kirkouk et Bagdad. "Il y a un an, quatre Kurdes y furent tués, puis trois autres. Alors nous avons fui, mais nous avons pu y vendre nos terres et louer nos maisons. Pour presque rien, mais ça aide pour reconstruire ici, sans dépendre des commissions de compensation entre Kurdes et Arabes, qui ne marchent plus." Bagdad bloque en effet le travail de ces commissions — créées en application de l'article 58 de la Constitution — pour tenter de freiner le passage de la ville sous l'autorité des deux grands partis kurdes.
Majoritaires à son conseil élu, ces partis sont surtout les vrais maîtres, en sous-main, des Kurdes faisant partie des forces armées et de la police locales. Ces peshmergas portant casquette irakienne sont parfois accusés d'enlever des Arabes et des Turkmènes, de les emprisonner au secret au Kurdistan, voire de les assassiner. Les Américains, qui gardent des bases dans la région, laisseraient faire, dans la cadre de la lutte antiterroriste, sans pour autant avoir de position apparente sur le statut futur de Kirkouk. Peut-être dans l'espoir — nullement garanti — de voir les transactions financières, comme celles de Tayyeb Zorab, finir à la longue par l'emporter sur les découpages par les armes et le sang ?