18 janvier 2007
THIERRY OBERLÉLes Kurdes prévoient d'organiser cette année un référendum pour annexer Kirkouk à leur zone autonome, un projet mal vu en Irak comme dans la région.
MOINS TOUCHÉE par la violence que Bagdad ou Mossoul, Kirkouk reste sous tension. De sanglants attentats à la voiture piégée frappent régulièrement la cité pétrolifère, où l'insécurité est entretenue par des enlèvements politico-crapuleux. Hier encore, dix personnes, dont quatre policiers, y ont été tuées dans l'explosion d'un camion piégé. Les rapts fréquents entretiennent la peur. Ils poussent les riches Kurdes à se replier plus au nord, au Kurdistan irakien autonome. Les groupes armés s'appellent Tawhid al-Djihad (unification du djihad), Kataeb Thawra Achrin (les phalanges de la XXe révolution), Ansar al-Sunna (les partisans de la souna) ou el-Awda (le retour). Ils sont financés par le kidnapping et par la contrebande des hydrocarbures, qui prend sa source à la raffinerie de Beji, une ville proche de Tikrit, dans le pays voisin.
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Les Kurdes souhaiteraient annexer Kirkouk à leur zone autonome Hamed / AFP. |
Le centre-ville est sillonné par des patrouilles des forces spéciales kurdes roulant à tombeau ouvert. Au quartier général des services kurdes de renseignements, des gardes au visage encagoulés accueillent un convoi de blindés légers de l'armée américaine. Les officiers de liaison de la coalition effectuent leur tournée quotidienne de collecte d'informations sur la guérilla. « La perspective du référendum sur le rattachement de Kirkouk au Kurdistan mobilise les terroristes. Ils tentent de déstabiliser la région pour empêcher le scrutin », explique Halo Nadjat, le chef du renseignement des Peshmergas, les miliciens kurdes. L'insurrection sunnite n'est pas la seule à fourbir ses armes. « L'Armée du Mahdi, la milice du chef chiite Moqtada al-Sadr, a installé depuis plusieurs mois des réseaux dormants à Kirkouk. Nous savons aussi que les extrémistes du Front turkmène sont en relation avec les Turcs », précise le commandant kurde.
Prévu en principe cette année, le référendum doit sceller l'avenir d'une ville réclamée par les Kurdes. Ces derniers sont convaincus de rafler la mise : victimes d'une campagne d'arabisation sous Saddam, ils sont redevenus majoritaires à Kirkouk, grâce au retour d'anciens habitants et au départ d'« Arabes d'intérêt », ces populations implantées par l'ancien régime dans le seul but de modifier des données démographiques. Des milliers de réfugiés kurdes attendent un logement, sous les tribunes d'un stade ou dans des camps de tentes.
Division ethnique
Mais le projet de référendum se heurte à de puissants intérêts, en Irak comme dans la région. À l'extérieur des frontières, les voisins Iraniens, Syriens et surtout Turcs, qui ont des minorités kurdes sur leur territoire, s'inquiètent de l'émergence d'une nouvelle puissance régionale possédant d'immenses réserves d'hydrocarbures. En Irak, les sunnites craignent de perdre tout débouché pétrolier. Et les chiites se méfient de l'émergence d'un contre-pouvoir kurde. À Kirkouk, les représentants des Kurdes, des Arabes, des Turkmènes et des Assyro-Chaldéens se divisent sur la question au conseil du gouvernorat, un palais transformé en bunker. « Nous boycotterons le référendum s'il se tient. Les Turkmènes veulent que l'Irak reste uni et que les dividendes du pétrole soient redistribués équitablement », estime Eset Majid Djoumma, un conseiller du gouvernorat élu sur une liste turkmène indépendante. Craint-il une explosion de violence ? « Les Turkmènes redoutent avant tout d'être submergés par ces flots de Kurdes qui viennent de partout pour prendre nos maisons », affirme-t-il.
Les Kurdes qui incitent les « Arabes d'intérêt » à quitter la ville se considèrent dans leur bon droit. Certains ont plié bagage, par peur de représailles, après la chute de Saddam, pour s'installer dans les villages arabes des environs. D'autres souhaiteraient partir avec un pécule que le gouvernement central leur refuse. Quant aux Arabes originaires de la région, ils ne manifestent pas la moindre envie de s'en aller. Les Kurdes s'appuient sur l'article 140 de la Constitution pour justifier leur politique de repeuplement. Le texte leur offre également la possibilité d'organiser avant fin 2007 un référendum d'annexion. Mais les Arabes sunnites s'y opposent.
Élu au gouvernorat par les tribus arabes de Kirkouk, l'influent cheikh sunnite Abdullah Sani al-Hassi plaide pour un règlement national et non régional du désaccord. « Kirkouk peut être la cause du bonheur comme du malheur de l'Irak », résume-t-il en une formule. « Nous ne serons jamais d'accord avec un rattachement au Kurdistan. Il faut s'éloigner de cette proposition sous peine d'aller vers une épuration ethnique », ajoute-t-il.
Si elle paraît gagnée d'avance dans les urnes par les Kurdes, la partie est, en dépit de l'apparence institutionnelle, loin d'être remportée sur le terrain politique. Car le pouvoir central hésite à cautionner une nouvelle source de division ethnique dans un contexte de lutte des communautés pour le pouvoir.
Quant aux Américains, ils n'affichent pas d'enthousiasme pour le projet. Leur réticence contribue au refroidissement des relations avec leurs alliés kurdes. Le dépit kurde se manifeste par des changements sémantiques. Il n'est plus question de l'armée de libération américaine mais de l'armée d'occupation, une « force avec qui il faut composer ». « Les Américains doivent être plus réalistes s'ils ne veulent pas perdre leurs amis kurdes », prévient Khamen Zerar, député de l'Union du peuple du Kurdistan (UPK), le parti du président irakien Jalal Talabani. Une manière de rappeler qu'à Kirkouk, Washington reste, pour l'instant, le maître d'un jeu susceptible de dégénérer.