Lemonde.fr | Nicolas Bourcier (Batman, Diyarbakir et Van [Turquie], envoyé spécial)
Deux mois après les municipales, les maires prokurdes élus dans le sud-est du pays sont sous la menace d’une destitution par les autorités. Lundi, l’édile de la ville de Hakkari, Mehmet Siddik Akis, a été arrêté par la police et remplacé par le gouverneur.
La nouvelle s’est propagée comme une traînée de poudre et n’a pas fini de soulever des remous. Lundi 3 juin, à peine deux mois après les élections municipales, le ministère de l’intérieur turc a annoncé, dans la matinée, la destitution de Mehmet Siddik Akis, le maire prokurde de gauche de Hakkari, une ville de l’extrême sud-est du pays, pour « appartenance à une organisation armée terroriste » et son remplacement par le gouverneur. L’édile a été placé en garde à vue.
L’annonce a immédiatement suscité l’indignation de son parti, le Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM, anciennement HDP), et de toute l’opposition. Des manifestations ont éclaté à Diyarbakir, Batman et Hilvan. Un appel à des veillées devant les 78 mairies remportées par le DEM dans la région a également été lancé. A Hakkari, où les autorités ont interdit toute manifestation pour les dix prochains jours, plusieurs élus des villes alentour ont appelé à une marche.
Le président du Parti républicain du peuple (CHP), Özgür Özel, a annoncé, sur son compte X, rejeter une décision qui « se base sur une affaire vieille de dix ans, et qui est toujours en cours ». Une délégation de son parti avec plusieurs députés s’est rendue mardi sur place. De son côté, Ahmet Davutoglu – ministre des affaires étrangères, puis premier ministre entre 2014 et 2016 – a indiqué que « désigner un kayyum [administrateur d’Etat] à la mairie de Hakkari est une pratique totalement antidémocratique ». Pour l’ancien lieutenant du président Recep Tayyip Erdogan, « on vient tout juste de sortir de l’élection du 31 mars. Si le maire arrêté est coupable alors pourquoi l’avoir autorisé à participer à l’élection ? Mettre un kayyum, c’est mettre la volonté des électeurs sous hypothèque et encourager, sur le terrain, l’organisation terroriste ».
Aux micros des journalistes, Gulistan Kilic Kocyigit, la vice-présidente du groupe parlementaire DEM, la troisième force au Parlement, a affirmé que « cette illégalité ne vise pas seulement les habitants de Hakkari ou le DEM, c’est une atteinte à la liberté de vote ». L’ancien coprésident de la formation, élu député, Selahattin Demirtas, incarcéré depuis 2016, a été condamné en mai à quarante-deux ans de prison, notamment pour atteinte à l’unité de l’Etat.
Commentant la destitution du maire de Hakkari, le journaliste Deniz Zeyrek du quotidien nationaliste d’opposition Sözcü, a tenu a ajouter que cette décision « signifie que des enquêtes sont actuellement menées contre tous les maires [DEM], et que progressivement des administrateurs seront nommés pour chacun d’eux ».
De fait, la destitution du maire de Hakkari est la première d’un maire prokurde depuis ces élections municipales à l’issue desquelles la formation du président, le Parti de la justice et du développement (AKP), avait enregistré son revers le plus cuisant depuis son arrivée au pouvoir il y a vingt-deux ans. A partir de 2015, année de la reprise de la guerre contre le mouvement kurde, et après les municipales de 2019, la quasi-totalité – 143 sur 167 – des édiles du parti prokurde, élus démocratiquement lors des deux précédents scrutins, ont été déchus, le plus souvent arrêtés, parfois jugés et condamnés. Les bâtiments municipaux, eux, ont été réquisitionnés par l’Etat. Autant de coups de force justifiés, de façon répétée, par Ankara en raison des liens supposés entre les élus et la rébellion du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre le pouvoir turc.
Encore à Van, au lendemain du scrutin du 31 mars, la commission électorale avait tenté d’invalider le vote au profit du candidat AKP, arrivé près de trente points derrière le DEM, provoquant, déjà, un vent de colère qui avait fait descendre dans la rue, les 1er et 2 avril, des dizaines de milliers d’électeurs. Une colère d’autant plus irrépressible que l’ensemble des quatorze arrondissements de cette ville, majoritairement kurde, de plus de 1,1 million d’habitants avaient, pour la première fois, plébiscité le parti prokurde. Les mobilisations se sont alors propagées dans tout le sud-est, et même à Istanbul, en signe de solidarité. Au point de faire reculer les autorités, qui ont finalement validé l’élection.
« Nous avons indiscutablement vécu une solidarité nouvelle, a expliqué au Monde, la semaine dernière, Neslihan Sedal, jeune co-maire de la ville – une règle imposée au sein du parti prokurde depuis 2014 par souci de parité – avec Abdullah Zeydan. Pour la première fois, droite et gauche s’étaient rassemblées pour défendre nos droits. Les citoyens se sont élevés contre l’injustice et tout ce qu’ils ont perçu comme une usurpation de nos biens communs. »
Comme quasiment partout ailleurs dans la région, l’édile a succédé à un kayyum. Passé l’euphorie du triomphe électoral et de sa validation par les autorités, Neslihan Sedal et son co-maire ont installé leurs équipes et repris progressivement possession des lieux. Du moins ce qu’il en reste. Dans toutes les villes ainsi récupérées par le DEM, audits et inventaires ont été lancés pour vérifier les comptes et l’état du propriétaire. Et partout, un même constat : les administrateurs d’Etat ont laissé une ardoise colossale, creusé la dette du budget municipal et transféré en grande partie les ressources des villes à l’Etat ou à des tiers.
Avec un trou de 9 milliards de livres turques (environ 256 millions d’euros), Van est ainsi devenue une des villes les plus endettées de Turquie. « Nous avons sollicité des reports de crédits et une enveloppe supplémentaire auprès de l’Etat, mais vu la politique d’austérité engagée par le gouvernement, il y a peu de chance que nous soyons entendus », poursuit la jeune élue. Une demande d’audit a été envoyée, à Ankara, auprès de la Cour des comptes ; aucun retour n’a pour le moment été enregistré à la mairie.
Le même son de cloche émane de la mairie de Diyarbakir, la capitale régionale, elle aussi à forte majorité kurde avec son 1,8 million d’habitants et largement remportée par le DEM. Pour Dogan Hatun, co-maire avec Serra Bucak, les élections de mars ont été autant de signes du discrédit de la politique de l’Etat. « A regarder les résultats de près, ces années de kayyum ont fait plus de tort au pouvoir en place qu’à nous », nous a expliqué l’édile, rappelant que les candidats du gouvernement ont quasiment perdu la moitié de leur électorat dans les différentes circonscriptions.
« Les gens ont compris le côté factice de ce système d’administrateurs venus d’ailleurs, totalement éloignés des préoccupations locales, dit-il. Ils ont fermé et barricadé la mairie, démantelé toute sa structure administrative, supprimé toute référence kurde, détourné les ressources. » L’élu de rappeler la crise économique, qui n’en finit pas de frapper, et plus particulièrement encore ce sud-est kurde du pays. Près de 320 000 jeunes de l’agglomération sont sans emploi, selon ses chiffres. Ces deux dernières années, d’après l’Institut turc des statistiques (TÜIK), Diyarbakir a été classée comme « ville la plus triste » du pays.
« La sanction des urnes a été forte », souligne le maire, ajoutant d’un ton prémonitoire : « Est-ce que cela empêchera pour autant l’Etat d’avoir à nouveau recours à ce procédé pour écarter les maires élus ? Le risque est bien là. »
A 31 ans, Gülistan Sönük est peut-être le visage le plus éclatant de la victoire de l’opposition kurde dans ce sud-est turc aux dernières élections. Avec 64,5 % des voix, elle est devenue la première femme à la tête de la mairie de Batman, une ville conservatrice de 650 000 habitants, longtemps marquée par le souvenir d’une série de suicides de jeunes filles dans les années 1990. Elle est aussi devenue l’édile la mieux élue des 81 capitales de province que compte le pays.
Née dans un village alentour, où elle fut la première à fréquenter un lycée et à pousser les portes d’une université, la jeune maire a devancé de près de 50 points son adversaire direct. L’homme, candidat local du Hüda Par, un parti islamiste radical kurde, soutien du gouvernement à Ankara, connu surtout pour ses violentes diatribes contre les droits des femmes et l’égalité de genre, a obtenu 15,7 % des suffrages.
Le symbole est d’autant plus fort que Gülistan Sönük succède, elle aussi, à un de ces administrateurs imposés par le pouvoir central. « Ici, nous avons eu, sur les dix dernières années, huit gérées par des kayyum, qui se sont traduites par un pillage quasi systématique des ressources municipales », explique-t-elle. L’endettement a atteint près de 4 milliards de livres turques, soit plus de 80 % du budget de la ville. Des locaux ont été cédés, des terres et des parcs, appartenant à la mairie, vendus.
« Ils ont pris tout ce qui était possible de prendre, souligne-t-elle. Mais le pire est qu’ils ont supprimé toutes les structures d’aides et de soutien à la population locale. Ces dernières années ont vu une recrudescence des usages de la drogue par les jeunes, une augmentation de la prostitution et surtout un regain, à nouveau, des suicides et des violences faites aux femmes. » Quelques jours encore avant le scrutin municipal, le centre Selis de solidarité et d’aide aux femmes a été fermé et le bâtiment loué pour vingt-cinq ans, moyennant une redevance d’à peine 1 500 livres turques par an.
« Des recours et procédures judiciaires sont en cours d’évaluation », souffle-t-elle, avant d’ajouter, un brin philosophe : « Ce n’est pas en gagnant une élection municipale que le printemps arrive. » La destitution du maire de Hakkari vient, crûment, de le rappeler.