Les nouvelles ambitions régionales de Téhéran


Téhéran DELPHINE MINOUI 27 novembre 2006

La visite du président irakien, Jalal Talabani, a été reportée en raison du couvre-feu en Irak. Mais il est attendu cette semaine à Téhéran.

EN DÉROULANT pour la deuxième fois le tapis rouge au président irakien, Téhéran cherche à s'imposer comme un acteur régional incontournable et à user de son influence sur ses pays voisins. Pourtant, par les temps qui courent, les préoccupations d'ordre sécuritaire ont tendance à l'emporter sur l'aspect purement idéologique. « Le souci majeur de l'Iran, c'est sa sécurité », remarque Denis Bauchard, spécialiste du Moyen-Orient.

La République islamique se trouve dans une situation ambivalente. « Elle se sent dans une position de force depuis la fin du régime taliban en Afghanistan et la chute de Saddam en Irak. De plus, elle est confortée par l'embourbement américain dans la région », confie Ali Ansari, expert à l'université de Saint Andrews, en Grande-Bretagne. Mais l'éventualité d'une frappe américaine contre les installations nucléaires iraniennes ne peut être totalement exclue. Quant au chaos qui prévaut en Irak, il pourrait finir par déborder sur le territoire iranien.

Les récents soubresauts qui ont agité le Moyen-Orient ont, dans l'ensemble, joué en faveur de la République islamique. La chute de Saddam, un arabe sunnite, ennemi juré de l'Iran chiite, a provoqué un « réveil chiite » dans la région. À Bagdad, où les factions chiites sont désormais prédominantes dans les sphères du pouvoir, mais également à Bahreïn, au Koweït, en Arabie saoudite, où les populations chiites ont commencé à hausser le ton pour revendiquer leurs droits.

Plus récemment, la crise israëlo-libanaise a permis aux diatribes anti-américaines et anti­israëliennes du président iranien Ahmadinejad de cristalliser les frustrations du monde musulman et de la « rue arabe ». « Téhéran a fédéré autour de lui un front du refus », remarque Olivier Roy, spécialiste de l'Iran. En témoigne cette photo représentant Ahmadinejad posant aux côtés de Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah libanais et de Bachar el-Assad, le président syrien. Téhéran, capitale d'un État religieux chiite, et Damas, dirigé par un régime sunnite à tendance laïque, n'ont pourtant rien en commun. Mais, face à deux ennemis communs, Israël et l'Amérique, les deux pays savourent un mariage de convenance.

«Solidarité musulmane»

L'influence idéologique iranienne, qu'elle soit purement chiite ou qu'elle s'appuie sur une coalition panislamique, a pourtant ses limites. « Si les chiites de la région sont d'une certaine mesure pro-iraniennes, ils verraient d'un mauvais oeil la création d'un Grand Chiistan », remarque Olivier Roy. Et face aux craintes, évoquées par le roi de Jordanie de voir émerger un « croissant chiite », Ali Ansari appelle que « le monde chiite est loin d'être homogène » : le nombre d'imams chiites à vénérer varie d'un pays à l'autre, et l'allégeance au dogme du velâyat-e faghi (la suprématie du guide religieux), clef de voûte du système iranien, est loin de faire l'unanimité.

La « solidarité musulmane » mise en avant par les responsables iraniens, pourrait également se heurter à des résistances. « Je doute que l'Iran chiite soit accepté comme une puissance régionale par l'Égypte, l'Arabie saoudite ou le Pakistan », relativise ainsi le professeur de relations internationales, Davoud Hermidas Bavand.

La République islamique en est la première consciente, à voir les alliances stratégiques qu'elle a tissées avec certains pays voisins non musulmans. À commencer par la Russie, où, rappelle Denis Bauchard, « on constate que les Iraniens restent très discrets sur la question des musulmans tchétchènes ». Téhéran ne veut pas froisser Moscou, son principal partenaire en matière de technologie nucléaire. Les motivations régionales iraniennes sont également animées par des ambitions purement économiques. Pour anticiper d'éventuelles sanctions occidentales, Téhéran a renforcé ses liens économiques avec les pays d'Asie, l'Inde, la Chine, le Japon.

Au-delà de la propagande islamique, la conscience d'État et les préoccupations d'ordre sécuritaire ont finalement souvent tendance à l'emporter sur l'aspect purement religieux et idéologique. « Ces préoccupations relèvent d'ailleurs d'une conscience»persane* plus qu'»islamique*. D'après moi, en Iran, l'islam n'est qu'un moyen pour aboutir à certaines fins », commente Ali Ansari. Téhéran, qui se plaît à jouer la carte islamique, dispose ainsi d'autres cartes dans son jeu, quand il s'agit de défendre ses intérêts sécuritaires. La République islamique, dont l'idéologie politique se trouve aux antipodes du régime d'Ankara, entretient, par exemple, une coopération militaire étroite avec la Turquie sur la question du PKK, le mouvement séparatiste kurde, par crainte de voir sa propre minorité kurde revendiquer son indépendance. Et comble du paradoxe pour un pays qui ne cesse de défier le « Grand Satan américain » : des voix évoquant le risque d'un retrait trop précipité des GI du territoire irakien se font entendre dans les sphères du pouvoir iranien. Le sujet sera sans doute évoqué, à huis clos, avec le président irakien.