Les procès pour délit d'opinion contre des journalistes s'enchaînent en Turquie

Info - LE MONDE [08 février 2006]
ISTANBUL CORRESPONDANCE

L'abandon, fin janvier, des poursuites judiciaires contre le romancier Orhan Pamuk aura été l'arbre qui cache la forêt dans la bataille pour la liberté d'expression en Turquie.

Un procès s'est tenu, mardi 7 février, dans un climat houleux, visant cinq journalistes turcs accusés de "tentative d'influencer la justice" et d'"insulte à la nation turque". Ismet Berkan, Erol Katircioglu, Haluk Sahin et Murat Belge, du quotidien de gauche Radikal, ainsi que Hasan Cemal, éditorialiste à Milliyet, comparaissaient devant la cour de Bagcilar, dans la banlieue d'Istanbul. Leur faute : avoir critiqué, en septembre 2005, la décision d'un tribunal administratif de reporter une conférence universitaire critique sur "les Arméniens à la fin de l'Empire ottoman". La réunion avait finalement pu avoir lieu dans une autre université, les organisateurs contournant la décision de justice.

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En dépit de la tempête de neige qui balayait Istanbul, une centaine de personnes étaient venues épauler les accusés. Parmi ces soutiens, des ONG internationales ou l'eurodéputé néerlandais (Verts) Joost Lagendijk, lui-même objet d'une plainte, classée sans suite par les tribunaux le 3 février. La présence de ce dernier a déclenché la colère du parquet, un groupe d'avocats nationalistes dénonçant "l'intrusion de forces étrangères" au procès. Une bagarre a même éclaté au moment où l'un des membres de ce groupe était expulsé manu militari de la salle d'audience par la police, pour s'en être pris aux magistrats médusés.

DÉCISION REPORTÉE

Après cet incident, l'audience s'est finalement achevée par un report de la décision au 11 avril. "Nous espérons l'annulation des poursuites, car les avocats qui ont porté plainte n'y sont pas habilités, estime Erol Önderoglu, correspondant en Turquie de Reporters sans frontières (RSF). Seules les institutions qui sont visées peuvent le faire."

Dans la seule journée de mardi, pas moins de trois autres procès ont visé des journalistes. L'un d'eux avait évoqué, au cours d'une émission télévisée, l'impact négatif de l'armée sur la vie politique turque. Un autre avait consacré un reportage à un ex-député kurde emprisonné et était accusé de faire l'éloge des séparatistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Selon l'agence de presse indépendante BIA, pas moins de 29 journalistes sont actuellement poursuivis en Turquie pour délit d'opinion, sur le fondement de trois articles du code pénal turc (les articles 288, 301 et 305) jugés liberticides. Des écrivains, éditeurs et universitaires sont également concernés. "J'ai appris, il y a trois jours, que j'étais poursuivi moi aussi", raconte Mehmet Altan, professeur d'économie et éditorialiste au quotidien Sabah.

Le nouveau code pénal turc, entré en vigueur en juin 2005 et réformé sous la pression de l'Union européenne, mécontente les associations de journalistes, qui s'estiment moins bien protégés par les nouvelles dispositions.

Le commissaire européen à l'élargissement, Olli Rehn, demande à la Turquie de revoir sa copie. Pour Hasan Cemal, l'un des cinq journalistes jugés mardi, " le gouvernement doit réformer l'article 301", qui réprime toute "insulte à la nation et aux institutions", un concept vague qui ouvre, selon lui, la voie à toutes les dérives.


Guillaume Perrier
Article paru dans l'édition du 09.02.06