Divergences.Recep Tayyip Erdogan et Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse à l’Elysée, le 5 janvier. Le président français a notamment évoqué les dossiers des violations des droits de l’homme. Ludovic Marin / EPA / POOL MAXPPP
Hostilités.Des nationalistes turcs canalisés par les forces de l’ordre, à Lyon, le 3 février, alors que des manifestants pro-Kurdes dénonçaient «le fascisme d’Erdogan et un génocide». Nicolas Liponne / Nurphoto / AFP
Lepoint.fr | Par Clément Pétreault
Comment le pouvoir turc organise le contrôle de ses ressortissants – véritable vivier électoral pour l'AKP – et tente de peser sur la politique hexagonale.
Deux rendez-vous étaient notés dans l’agenda de Recep Tayyip Erdogan lors de sa dernière visite en France, le 5 janvier : visite officielle à Emmanuel Macron à l’Elysée, puis visite privée à Ahmet Ogras, actuel président du Conseil français du culte musulman (CFCM). D’origine turque, ce responsable religieux veille sur les destinées de l’islam de France depuis juillet 2017. Directeur d’agence de voyages originaire du Loir-et-Cher, il a souvent été présenté comme un beau-frère ou un cousin par alliance du président turc, ce qui est faux. « Je ne reçois aucun ordre d’Ankara », nous explique l’homme qui aime se présenter aux journalistes comme « le Macron des musulmans», en campagne pour être reconduit à la tête du CFCM l’année prochaine. Son indépendance revendiquée ne l’empêche pas d’entretenir d’excellentes relations avec le pouvoir turc. Car avant d’exercer des responsabilités religieuses, Ahmet Ogras a fondé et présidé la branche française de l’Union des démocrates turcs européens (UETD), association « apolitique » dont l’objet consiste, selon ses statuts déposés en 2006, à «favoriser le dialogue interculturel, promouvoir la formation et l’éducation des Français d’origine turque». Or cette association, active également en Allemagne, en Belgique ou en Suisse, a été voulue par Erdogan lui-même et conçue comme un maillage de succursales au service du Parti de la justice et du développement (AKP), le parti du président turc.
L’UETD s’est rapidement fait une spécialité de mobiliser l’électorat islamo-conservateur des diasporas turques en Europe. Lors des législatives de 2015, des fidèles ont pu bénéficier, un peu partout en France, de bus affrétés par l’UETD. Ils étaient pris en charge devant des mosquées turques pour aller voter dans l’un des sept consulats présents sur le territoire français. C’est cette même association qui organise des meetings politiques de soutien à l’AKP en Europe. Ainsi le 12 mars 2017. Mevlüt Cavusoglu, ministre turc des Affaires étrangères et cofondateur de l’AKP, faisait étape à Metz dans le cadre d’une tournée européenne pour défendre le oui au référendum qui devait élargir les droits du président. Refoulé la veille des Pays- Bas, il avait qualifié La Haye de « capitale du fascisme », dans un discours du plus pur style AKP, entre point Godwin et provocations.
«Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, la religion est devenue un instrument de contrôle des diasporas turques dans toute l’Europe, explique Didier Leschi, auteur du livre “Misère(s) de l’islam de France” (Cerf). Ce contrôle passe par la constitution d’une identité turque qui mobilise le sentiment national et l’identité religieuse.» Si la logistique électorale est fournie par l’UETD, la propagande est assurée par le Ditib, réseau des mosquées gérées par le ministère turc des Affaires religieuses (250 mosquées et 150 imams), ou le Milli Görüs (70 mosquées), une confrérie islamique turque bien implantée dans l’est de la France. Pour se convaincre de la proximité de ces instances religieuses avec l’AKP au pouvoir, il suffit d’observer les réseaux qui ont servi à importer en France la virulente purge post-coup d’Etat du 15 juillet 2016. Lorsque Fethullah Gülen est désigné par Erdogan comme l’organisateur du coup d’Etat, une chasse aux «terroristes» s’organise dans des mosquées Ditib et Milli Görüs de l’Hexagone : «Il y a eu des prêches et des affiches placardées dans les mosquées pour appeler à dénoncer les gülenistes», raconte Ali (Le prénom a été modifié), un soutien de Gülen dans l’est de la France. La traque s’organise aussi sur les réseaux sociaux. Le güleniste montre les appels à la délation que des responsables d’associations franco-turques ont relayés, certains messages se terminant par un mail et un numéro de téléphone auxquels transmettre les noms des « traîtres ». Aujourd’hui, Ali ne peut plus se rendre en Turquie de peur de ne plus pouvoir en repartir. «Nous assistons aune véritable “poutinisation’’de la Turquie», regrette-t-il.
En 2017, le parquet fédéral allemand s’était inquiété de ce que certains imams turcs pratiquaient un fichage politique systématique pour Ankara. La Suisse et la Suède ont, elles aussi, lancé des procédures judiciaires. En France, aucune enquête d’ampleur n’a été ouverte pour le moment, même si des soupçons d’espionnage et de prosélytisme politico-religieux pèsent sur certains des 200 professeurs de turc postés dans les écoles françaises par Ankara. Une convention entre la France et la Turquie de 1978 prévoit que les enseignements des langues et cultures d’origine (Elco) soient dispensés par des fonctionnaires turcs envoyés en France pour une durée de quatre ans. Ce système a fini par aboutir de facto à une véritable délégation de service public de l’enseignement du turc sur le territoire français, l’Education nationale française ne disposant que d’une dizaine d’enseignants qualifiés en turc dans le secondaire. La Rue de Grenelle ne choisit pas les enseignants d’Elco et dispose de moyens de contrôle très limités sur la nature des savoirs dispensés auprès des 16000 à 21000 élèves, majoritairement scolarisés dans le primaire. «Depuis le prétendu coup d’Etat contre Erdogan, la Turquie nous envoie surtout des enseignants sympathisants de l’AKP et qui se comportent comme tels. Certains sont même des théologiens religieux, mais l’Education nationale ne dispose d’à peu près aucun moyen de contrôle. Alors, rien ne se passe», explique un fonctionnaire français qui connaît bien le dossier. Il raconte comment les manuels envoyés par le ministère turc à ses enseignants en France sont désormais « truffés de références religieuses en contradiction totale avec ce qu’on leur demande en France. Comme le chapitre “Foi, islam et morale” de la dernière édition : c’est un violent système d’ingérence et on ne se donne aucun moyen d’y résister».
« Discours nationalistes »
Aujourd’hui, la plupart des familles alévies ou kurdes ont retiré leurs enfants de ces cours facultatifs « en raison des discours trop nationalistes tenus par les enseignants », explique-t-il. Du côté du ministère de l’Education nationale, on se contente de rappeler que « le cadre de l’Elco recouvre l’enseignement de la langue, de la culture et de la civilisation du pays concerné dans le cadre du respect éducatif de la République française» et on rappelle qu’un «guide de l’enseignant Elco», précisant les grands principes du système éducatif français, est distribué chaque année à ces enseignants étrangers.
«La population sunnite originaire de Turquie est solidement encadrée par la mère patrie, avance Samim Akgönül, chercheur au CNRS à l’université de Strasbourg. Le pouvoir s’appuie sur des réseaux officiels, comme les mosquées ou les consulats, et des réseaux officieux constitués d’ONG, qui sont, en réalité, des appareils politiques de renfort. » Si Erdogan cherche autant à encadrer « ses » diasporas européennes, c’est qu’elles constituent un réservoir non négligeable de voix, capable de faire la différence dans une élection. Le procédé porte visiblement ses fruits : le parti islamo-conservateur engrange de bien meilleurs scores en France que sur son territoire national... Ce vivier électoral capable d’assurer des victoires à l’AKP pourrait bien un jour constituer un levier diplomatique en pesant sur les scrutins hexagonaux... C’est du moins le pari que font les réseaux européens de l’AKP, qui ont commencé à fonder des partis politiques. Aux Pays-Bas, il s’agit du Denk, en France, du Parti égalité et justice (PEJ), emmené par Sakir Colak. Les 52 premiers candidats ont fait leurs armes à l’occasion des dernières législatives françaises. «Le PEJ est un peu l’auberge espagnole de l’AKP. L’idée consiste à jouer la carte communautaire en attirant les votes de tous les musulmans, pas seulement des Turcs», décrypte Anil Ciftci, président de l’association DDIF-France, une fédération d’associations multiconfessionnelles de travailleurs et de jeunes issus de l’immigration turque. Il goûte peu aux méthodes de l’Etat AKP : «Les populations d’origine turque ne sont pas là pour servir d’outil de lobbying à un pouvoir. ». Le manifeste du PEJ révèle une nette affiliation au parti islamo-conservateur turc : remise en question des lois contre le port du voile, dénonciation de l’islamophobie ambiante, défense des droits des Palestiniens... Résultat : 10 000 voix pour l’ensemble du territoire français, un résultat très faible, mais qui n’empêche pas le parti d’afficher ce message sur son site Internet : «Rendez-vous en 2020 pour les municipales!».
Le PEJ partage la même adresse postale que le Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep), une structure qui s’apparente à la branche jeunesse de l’AKP en Europe. Cette association, apparue à Belfort dans le paysage religieux turc au début des années 1990, s’est ancrée dans le monde associatif en organisant des séjours de vacances. Elle s’est spécialisée aujourd’hui dans la lutte contre l’islamophobie et organise des séminaires sur les discriminations, décerne des « prix du vivre-ensemble » ou anime des conférences d’analyse des «attitudes postcoloniales des communautés européennes». Ses membres, très actifs dans la chasse aux gülenistes, sont aussi présents dans les autres organisations politico-religieuses turques comme le Ditib, l’UETD ou le PEJ, après avoir déserté les partis traditionnels français.
2000 articles
Les réseaux de l’AKP disposent depuis deux ans d’un organe de presse baptisé Me- dyaturk.info, ainsi que d’une web-télé nommée Média France TV. Le site francophone Medyaturk serait alimenté par « une équipe de bénévoles amoureux de l’actualité, [des] passionnés voulant contribuer à l’indépendance de l’information», dotés d’une productivité éditoriale à faire pâlir d’envie n’importe quel patron de presse. Parmi les quelque 2 000 articles publiés en moins de deux ans et demi, on trouve «La France est l’eldorado des pédophiles », « Le darwinisme est-il une science ?» ou « Antisémitisme, faux débat »... Le nom de domaine de ce site a été enregistré par le président fondateur du Cojep, Ali Gedikoglu... A l’instar de la Russie, le pouvoir turc se dote de ses propres «médias alternatifs» francophones, mêlant fausses nouvelles et semi-vérités. D’autres médias pro-AKP se multiplient sur le Net, comme la page Facebook La renaissance turque, suivie par près de 200 000 personnes, ou le site Red'action, un média qui promet « une vision plus juste et nuancée sur la Turquie dans un contexte de désinformation massive sur le pays». Sur Facebook, celle qui se présente comme la présidente de cet organe de presse publie des photos d’elle en compagnie d’Erdogan, qu’elle commente : « J’ai failli m’évanouir, je tremblais et tout. Il est juste incroyable, je l’adore, vraiment:) » Une information, en effet, plus «juste» et plus «nuancée»...