Les rêves brisés des Syriaques de Turquie

mis à jour le Mercredi 13 janvier 2021 à 17h10

Lefigaro.fr | Minoui, Delphine

Revenues au début des années 2000 dans leurs villages après en avoir été chassées, les familles de cette vieille communauté chrétienne craignent d’être prises en étau entre le pouvoir d’Ankara et la guérilla du PKK. Elles font les frais des dérives islamo-nationalistes d’Erdogan.

À l’entrée de Pizza Babylon, dans le village chrétien de Midyat, en plein Sud-Est anatolien, un carré d’ardoise annonce la « bienvenue » en turc, en anglais, en allemand… et en araméen, la langue du Christ - et du patron des lieux. « Parce que je continue à croire en une possible harmonie ! », lance Aziz Demir, en sortant la tête du four. Covid oblige, les chaises se languissent en solo sur les tables. Tout se fait sur commande. Les clients se comptent sur les doigts de la main. Et les rares touristes européens, déjà frileux depuis la reprise du conflit kurde en 2015, ont déserté les environs depuis qu’Erdogan a reconverti la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul en mosquée. Mais au cœur du Tur Abdin, la « montagne des serviteurs de Dieu », terre d’origine de la minorité syriaque dans cette région kurde labourée par les guerres et l’exil, le restaurateur de 53 ans a connu pire : la fuite à Zurich, en 1986 ; la destruction de son hameau, Kafro, lors des combats entre l’armée et la guérilla du PKK ; la mort de certains coreligionnaires brutalement assassinés…

 

Depuis son retour au pays, il y a quatorze ans, quand la paix était un mot qu’on pouvait de nouveau prononcer, il a rebâti sa maison, fait restaurer l’église locale, ouvert sa pizzeria… Sous une neige festive de Noël, les environs portent la couleur de cette renaissance : des villas cossues qui scintillent dans la nuit, des champs de vignes et d’oliviers, des sentiers mieux soignés. « Tout a commencé par un appel au retour des Syriaques au début des années 2000. C’était l’époque où Ankara redoublait d’efforts pour entamer les négociations d’adhésion à l’Union européenne. L’état d’urgence avait été levé. L’AKP d’Erdogan voulait donner des gages d’ouverture. Avec ma famille, nous avons fait partie des premiers à rentrer. Ici, je me sens chez moi, au plus près de mes racines. Je peux parler ma langue, vivre pleinement mon identité. C’est un rêve éveillé », raconte ce pionnier, devenu le maire du village pour avoir, depuis, inspiré des dizaines d’autres familles, dans cette région de quelque 3 000 âmes syriaques (contre 60 000 dans les années 1970, et sur un total actuel de 20 000 à travers le pays).

Violents accrochages 

Il sait pourtant la trêve fragile. En 2015, de violents accrochages ont de nouveau endeuillé la région. Sans compter cet incident glaçant qui hante depuis un an la petite communauté : par un matin blanc de janvier 2020, un couple syriaque s’est soudainement volatilisé dans le village voisin de Konakaya. Hurmuz ­Diril, 71 ans, et son épouse Simoni, 65 ans, étaient connus de ce petit monde tissé de liens familiaux et de solidarité. Fin 2011, ils avaient suivi l’exemple d’Aziz en profitant du processus de réconciliation, rapidement compromis, avec les rebelles armés du PKK, pour refaire sortir de terre leur village. Comme lui, ils avaient exhumé des ruines, les fondations de leur ancienne maison, encouragé enfants et cousins à revenir au pays, puis relancé l’élevage d’abeilles et la production de miel. Après des mois de fouille au peigne fin à travers les montagnes, Simoni a finalement été retrouvée morte non loin de la demeure fraîchement reconstruite. Hurmuz, lui, est toujours porté disparu. S’agit-il d’un enlèvement orchestré par le PKK ? D’un dérapage des forces armées turques ? Ou d’un règlement de compte local, instrumentalisé par l’une ou l’autre des parties pour pousser de nouveau vers la sortie les « revenants chrétiens » dans cette zone frontalière de la Syrie qui reste au cœur de toutes les convoitises ? L’absence de réponse alimente la paranoïa. « À l’heure où les progrès technologiques permettent de traquer le moindre oiseau, comment se fait-il que Hurmuz n’ait jamais été retrouvé ? », s’interroge ­Ishok, le plus jeune des fils d’Aziz Demir, en allusion à la puissance des drones de l’armée d’Erdogan, récemment prouvée sur le front libyen ou encore dans la guerre du Haut-Karabakh. À 23 ans, Ishok est le seul des trois frères, tous nés en Suisse, à être revenu en Turquie. « Pour certains de mes amis, je suis un héros. Pour d’autres, je suis fou ! », rigole le jeune homme en blue-jean, qui arbore une petite croix autour du cou. Avant d’afficher un visage plus sérieux : « En fait, personne ne veut de nous ici. Nous sommes les éternelles victimes collatérales d’un conflit qui nous dépasse. »

Au cœur de ce paysage bucolique, le moindre incident vient raviver la mémoire, douloureuse, d’un passé noirci de tragédies. « Être syriaque, c’est vivre avec la peur, accepter l’incertitude du quotidien », concède Kuryakos Ergün, 53 ans. Figure incontournable de cette minorité parmi les minorités, il nous reçoit à la porte de Deyrul Zafaran, dit le « monastère du Safran » pour ses murs ocre qui rougissent sous la pluie. Dans ce haut lieu de pèlerinage, également surnommé la « Jérusalem des Syriaques », dont il dirige la fondation, les pierres parlent à la place des hommes. Érigé au IVe siècle à l’emplacement d’un temple dédié au culte du soleil, il a été le siège du patriarcat de l’Église syriaque de 1293 à 1924. Comme ailleurs dans la région, ses fidèles ont subi les massacres perpétrés en 1915 par l’armée ottomane à la même époque que le génocide arménien, et dont il reste si peu de traces, la quasi-totalité des documents ayant été détruits. « Quand l’AKP est arrivé au pouvoir, nous avons salué cette volonté de préserver le patrimoine. Avec l’aide des autorités, de nombreuses familles, comme la mienne, ont pu, entre 2005 et 2011, récupérer leurs propriétés confisquées par l’État », raconte-t-il. Mais c’est une goutte d’eau dans l’océan : à ce jour, seul 15 % de ces biens auraient été restitués. « C’est un labyrinthe administratif. Dans mon village natal, Derkube, une quarantaine de dossiers sont toujours bloqués au tribunal », dit-il.

L’omerta qui pèse sur le passé, instrumentalisée par la propagande islamo-nationaliste d’Ankara, est également source de tension. « En 2009, un procureur est venu fouiller le monastère à cause d’une rumeur qui affirmait que l’édifice avait été construit sur les restes d’une mosquée. Absurde : le monastère a été fondé plus de deux siècles avant la naissance de l’islam ! », se désole Kuryakos Ergün. La même année, des inconnus s’en prirent aux murs de l’église Mor Yacoub de Nusaybin, pas loin d’ici, en les taguant de slogans christianophobes. L’ambiguïté du statut des Syriaques de Turquie renforce leur vulnérabilité. Contrairement aux communautés grecque, juive et arménienne, ils ne sont pas officiellement reconnus comme minorité de l’État turc. « Du coup, notre communauté n’est pas protégée par les clauses du traité de Lausanne de 1923, qui garantit la liberté de culte aux minorités et leur permet d’avoir leurs propres écoles ou hôpitaux », dit-il. Ou de construire de nouvelles églises. Reste la rénovation d’ex-lieux de culte, grâce aux fonds de la diaspora, éparpillée entre l’Europe et les États-Unis, même si ces initiatives peuvent, elles aussi, virer à la polémique. Comme l’inauguration, il y a deux ans, de l’église rénovée de Kafro. « Quelques jours avant la cérémonie d’ouverture, les forces de sécurité sont passées me voir pour me dissuader d’inviter le député syriaque Touma Celik car il appartient au parti prokurde HDP, que le pouvoir accuse de soutenir le terrorisme (sous-entendu le PKK, NDLR). Au final, il est quand même venu faire un discours, et tout s’est bien passé… Mais c’est révélateur de l’époque dangereuse dans laquelle on vit : le moindre mot peut nous mener en prison », relève Aziz Demir.

Épée de Damoclès 

Ce genre d’incident, Evgil Türker passe ses journées à les désamorcer. Perché dans une ruelle pavée de Midyat, le QG de la Fédération syriaque, qu’il dirige, est une salle polyvalente où se côtoient un portrait du Che Guevara, des tables destinées aux cours d’Araméen et un téléviseur à écran plat branché sur un énième discours d’Erdogan. « Ici, chaque geste, chaque initiative sont déformés à des fins politiques », estime-t-il. L’an passé, Sefer Bilecen, un prêtre syriaque de la province de Mardin, s’est retrouvé derrière les barreaux pour « terrorisme » après avoir été accusé d’avoir donné du pain à un membre du PKK. « L’affaire remonte en fait à 2018. À l’époque, Sefer Bilecen s’était défendu auprès des forces de sécurité en disant qu’il était de son devoir d’aider quiconque frappait à sa porte. Le dossier avait alors été classé… avant que le prêtre ne soit soudainement arrêté en janvier 2020 lors d’un raid dans la région », raconte-t-il. Si l’homme a finalement été libéré, il est toujours dans l’attente de son procès : une épée de Damoclès qui en dit long, aussi, sur la vulnérabilité des Syriaques face aux combattants kurdes. « Bien souvent, le PKK utilise les villages syriaques pour venir s’y planquer. À chaque reprise, notre minorité se retrouve prise en étau entre le pouvoir et la guérilla, pressée par les uns et les autres de fournir aide logistique et renseignement », dit-il, en redoutant la mort à petit feu de sa communauté.

Il en faut plus pour décourager Gaby Yerli, revenu dans la ville multiconfessionnelle de Mardin il y a deux décennies. À 41 ans, cet entrepreneur syriaque marié à une musulmane a fait de sa taverne, nichée dans cette cité turque adossée à la Syrie, un refuge où les hipsters du coin viennent acheter du vin maison en regardant Le Dictateur de Charlie Chaplin projeté sur un mur en pierres. « Dans cette région, dès que tu parles, tu as des problèmes. Mais il n’y a qu’ici, dans ce méli-mélo culturel, que je me sens chez moi. Ma grande sœur vit à New York : aucune envie d’y déménager. Rien que l’idée d’aller à Istanbul me donne mal à la tête ! », ironise-t-il.