Les survivants de Sinjar

mis à jour le Samedi 15 juin 2024 à 18h03

« Sinjar, naissance des fantômes » : le traumatisme des yézidis survivants photographié par Michel Slomka

Lemonde.fr | Par Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante)

En imagesEn 2014, le groupe Etat islamique assiège la région de Sinjar, en Irak, berceau de la communauté yézidie, une minorité religieuse kurdophone. Leur génocide par les djihadistes fera plus de trois mille victimes. Entre 2016 et 2017, le photographe Michel Slomka et la réalisatrice Alexe Liebert sont partis à la rencontre des rescapés. Leur travail est constitué d’images et d’un film documentaire qui sortira en salle le 19 juin.

Noyée dans la brume ou baignée de soleil et parsemée de coquelicots, la silhouette imposante du mont Sinjar revient en leitmotiv dans le travail photographique qu’a réalisé Michel Slomka sur les yézidis. Cette communauté kurdophone de cinq cent mille âmes, qui pratique une religion syncrétique vieille de plus de quatre mille ans, s’est choisi ce massif, aux confins nord-ouest de l’Irak, pour patrie. Ses flancs renferment aujourd’hui la mémoire du massacre qu’a perpétré contre elle l’organisation Etat ­islamique (EI) il y a dix ans.

Le 3 août 2014, et les jours qui ont suivi, des dizaines de milliers de yézidis ont tenté d’échapper aux hommes en noir en empruntant la route qui mène au sommet du massif. Ayant proclamé leur califat à cheval sur la Syrie et l’Irak, les djihadistes ont voulu soumettre cette minorité, considérée comme « mécréante ». Plus de trois mille personnes ont été tuées, exécutées ou sont mortes de faim lors du siège de la ville de Sinjar. Les membres de l’EI ont enlevé six mille cinq cents personnes – des femmes et des filles réduites à l’esclavage sexuel, des garçons embrigadés comme « lionceaux du califat ».

Quelques mois après la libération de Sinjar, le 13 novembre 2015, le photographe Michel Slomka et la réalisatrice Alexe Liebert ont entamé leur projet documentaire Sinjar. Naissance des fantômes, où photographie et cinéma s’imbriquent pour narrer le traumatisme des survivants et des survivantes yézidis. Les images de Michel Slomka, déjà réunies dans un recueil (Charlotte Sometimes, 2017), ponctuent le récit du documentaire qu’ils présentent en salle à partir du 19 juin. Porté par un texte lu en voix off par l’actrice franco-iranienne Golshifteh Farahani, il retisse le fil de la mémoire du massacre yézidi.

Un regard anthropologique et sensible

« C’est important que leur parole soit relayée, même si c’est une petite communauté dans un monde qui ne manque pas de conflits et d’horreurs, explique Michel Slomka. La violence de l’EI contre les yézidis a pris de multiples formes. Il s’agit d’une tentative génocidaire ou un nettoyage ethnique du XXIe siècle ayant frappé une communauté qui a vécu repliée sur elle-même pendant très longtemps. » Pour le photographe de 37 ans, la persécution de cette minorité disséminée en Irak et en Syrie s’inscrit dans le travail qu’il construit, au fil des ans, avec un regard anthropologique et sensible sur la disparition, les traces et la reconstruction de la mémoire.

 

 

La bande-annonce du film Sinjar, naissance des fantômes

Son premier projet, entamé il y a seize ans, explore l’histoire de sa famille juive polonaise, déportée au camp d’Auschwitz-Birkenau. De 2010 à 2014, il a aussi suivi un survivant et des enfants de survivants du massacre de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, perpétré en juillet 1995 contre huit mille hommes et adolescents bosniaques par des unités de l’armée de la République serbe de Bosnie et une unité paramilitaire de Serbie, les Scorpions.

Au cours de plusieurs voyages au Sinjar entre février 2016 et avril 2017, Michel Slomka et Alexe Liebert ont documenté les marques du massacre yézidi et des destructions infligées par la guerre. Ils ont recueilli la parole des rescapés sur l’indicible, ces mois de sévices et de tortures subis dans les griffes du califat. Les enfants ont oublié leur langue, leur religion et leur famille. Des femmes disent leur honte d’avoir été vendues comme du bétail et violées, leur sentiment d’être mortes de l’intérieur.

La communauté s’est mobilisée pour retrouver les siens jusqu’en Syrie, mais elle peine à panser ses traumatismes dans les ruines de Sinjar, aux trois quarts détruite, ou dans les camps de déplacés. Les deux mille sept cents yézidis toujours portés disparus sont autant de « fantômes » qui les hantent. « Les fantômes, ce sont aussi ceux qui reviennent et qui se retrouvent face à leur tombe, car ils ont disparu depuis tellement longtemps », observe Michel Slomka.

« La communauté est en train d’imploser »

Dans ce projet, le recueil de témoignages est indissociable de la photographie. La parole joue une fonction cathartique pour cette communauté de tradition exclusivement orale. « Cela donne forme à leur culture, à leur manière de percevoir le monde et la violence qui leur est faite. On voulait porter cette réflexion sur l’usage de la parole dans ces moments et sa nécessité pour se relever après », explique Michel Slomka, qui considère ce travail documentaire comme un rituel de prière yézidi. Lorsqu’ils prient, les yézidis nouent, sur un arbre, des tissus et des rubans auxquels ils confient leurs secrets. Les personnes suivantes les dénouent pour libérer la parole.

« Les yézidis ont un besoin urgent de sécurité. Leur histoire est tressée de tentatives de conversion forcée. Ce massacre est le soixante-quatorzième qu’ils dénombrent », interpelle Michel Slomka. Des instances des Nations unies, l’Union européenne ainsi que plusieurs pays ont reconnu le génocide commis à leur encontre. Même si, en 2021, le Parlement irakien leur a emboîté le pas, les yézidis, coincés par les rivalités entre Arabes et Kurdes au Sinjar, et sans relais ­politiques, s’en remettent à leurs propres milices pour assurer leur protection.

« La communauté est en train d’imploser », se désole le photographe. Sur les trois cent cinquante mille yézidis déplacés par le conflit, environ cent mille se sont exilés en Europe. Chacun a emporté avec lui un peu de terre de Lalich, leur lieu saint, dans le Kurdistan irakien. Ceux qui restent y perpétuent, au Nouvel An, la tradition de la cérémonie du feu en scandant : « Vive la patrie des yézidis, Sinjar n’est pas morte ! »