Les habitants se sont révoltés en mars contre leurs conditions de vie en brûlant le mausolée rendant hommage aux victimes du «Guernica des Kurdes».
IL NE RESTE que des ruines du monument dédié aux victimes du bombardement à l'arme chimique d'Halabja. L'imposant dôme en forme de globe terrestre tenu par deux mains est calciné. L'intérieur du mausolée a été totalement saccagé : les statues des gisants morts brûlés par le napalm ou terrassés par les gaz chimiques dans des positions foetales sont en miettes ; les plaques nominatives des quelque 5 000 victimes du Guernica des Kurdes sont arrachées, la «galerie du désastre» où étaient exposés des portraits des martyrs et des photos prises le 16 mars 1988, le jour du raid de l'aviation irakienne, ont disparu.
Dix-huit ans, jour pour jour, après la tragédie, les habitants d'Halabja ont réduit en cendres l'édifice. Leur colère a explosé à l'issue d'une manifestation qui a mal tourné. Le 16 mars, les étudiants de la localité s'étaient rassemblés en marge des cérémonies commémoratives officielles à proximité du mausolée pour protester contre l'ostracisme dont ils estiment être l'objet. «Nous en avons assez des promesses et des mensonges», hurlaient les protestataires. Des miliciens de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK), le parti du président irakien, Jalal Talabani, ont ouvert le feu sur la foule, tuant un lycéen et blessant cinq autres manifestants. Les habitants ont alors déferlé sur le monument inauguré en grande pompe deux années plus tôt. Il a fallu plusieurs jours pour rétablir le calme. Pourchassés par des commandos encagoulés des forces spéciales de l'UPK, les émeutiers qui n'ont pas été capturés se cachent depuis en Iran et à Arbil. Le coup de sang de la population résulte d'une accumulation de frustrations et de rancoeurs. «Chaque année le gouvernement assure qu'il va faire quelque chose pour nous, mais il oublie dès le lendemain des commémorations ses promesses. Il utilise nos souffrances pour bénéficier de la compassion du monde», affirme Majid, un étudiant. Construit à l'écart d'Halabja avant l'entrée de la ville, le mausolée était une étape obligée des délégations étrangères en visite au Kurdistan. «Ils ont bâti le monument à l'extérieur de la cité pour que les pèlerins ne voient pas notre misère. Halabja est comme un cimetière. C'est une ville morte faute de développement économique», explique Osman Ahmed Abdullah, 25 ans. En 1988, la photo d'Osman a fait le tour du monde. Agé de 7 ans, il reposait, aveugle et gravement brûlé, sur un lit d'hôpital en Suisse. Il se souvient comme si c'était hier des gaz à l'odeur d'ail et de persil, d'un brouillard chimique, des spasmes des victimes, des gaz innervants, de sa mère évanouie qu'il ne veut pas abandonner. Rescapé avec ses trois soeurs et ses parents, il est sauvé par des militaires iraniens. «J'ai été évacué avec une de mes soeurs en Suisse. Mes deux autres soeurs ont été transférées aux Etats-Unis», raconte-t-il. Le blessé retrouve finalement la vue. Il est renvoyé dans un orphelinat à Téhéran. «Mon père m'a récupéré de justesse avant une probable adoption d'office par une famille iranienne», précise-t-il. «Ces événements sont comme une ombre qui me suit», confie Osman. 5000 victimes Revenu en Irak avec les siens en 1989, il échappe au sort réservé à une centaine de familles d'Halabja enterrées vivantes par les forces armées irakiennes à leur retour au Kurdistan. «On s'est réinstallé parmi les premiers dans la ville détruite et privée d'électricité après le soulèvement kurde de 1991. J'avais l'impression de vivre parmi les morts. J'avais peur», dit Osman. Si 5 000 personnes périrent sous les bombes chimiques, pas moins de 20 000 furent contaminées. L'opération avait été ordonnée par Saddam Hussein dans le cadre d'Anfal, un vaste plan destiné à punir les Kurdes pour leurs liens avec l'ennemi iranien. Le massacre d'Halabja sera au coeur du second procès de Saddam devant le Haut Tribunal pénal irakien. L'ancien dictateur irakien devrait répondre de crime de génocide, la qualification la plus grave du droit international. Mal vus en raison notamment de leur proximité culturelle avec leurs voisins iraniens, les habitants d'Halabja affirment être traités comme des «pestiférés» par les autorités kurdes. Dépités, ils sont tombés dans les bras d'Ansar al-Islam, les islamistes kurdes liés à Zarqaoui, le chef en Irak d'al-Qaida. Cette alliance n'a guère amélioré leur crédit auprès des miliciens. Chassés en 2003, les djihadistes combattent aujourd'hui les forces américaines et leurs alliés dans le triangle sunnite et à Mossoul. Depuis leur départ, les femmes d'Halabja ont tombé le voile et des commerçants vendent de l'alcool. Mais la cité est toujours à l'abandon. Sans le sou, les survivants du Guernica kurde vivent dans des masures. «Nous demandons au gouvernement de nous rendre notre réputation», dit Osman. «C'est la condition pour qu'Halabja reste un symbole.»