Tableau de la vie dans un camp de réfugiés kurdes, le premier film de l'après-Saddam Hussein réalisé par Bahman Ghobadi nourrit une réflexion sur la société de l'information.Le film a été tourné en Irak, quelques semaines après la fin de la dernière guerre. C'est une coproduction entre l'Irak et l'Iran. Inscrite en blanc sur fond noir, l'information qui occupe entièrement le premier écran du générique a une dimension, sinon programmatique, du moins fortement symbolique.
Après Les Chants du pays de ma mère, où il filmait trois hommes adultes en quête d'une femme disparue, le réalisateur iranien Bahman Ghobadi revient aux enfants, qui étaient au cœur de son premier long métrage, Un temps pour l'ivresse des chevaux. Ses personnages vivent ici dans un camp de réfugiés kurdes irakiens. Juste avant le déclenchement de la guerre et pendant le déroulement de celle-ci, ils évoluent en bande, privés de toutes les prérogatives associées à leur âge ; avec le courage de ceux qui n'ont pas le choix.
La force du film de Ghobadi tient au regard qu'il porte sur eux. Nullement instrumentalisés pour susciter des émotions faciles, les enfants sont ici montrés comme des êtres prématurément durcis, des personnages fragiles, en lutte, tentant désespérément de trouver leur place dans un environnement hostile. La première scène ne montre rien de moins qu'une petite fille au bord d'un gouffre, qui finit par s'y jeter. Dans ses yeux, un mélange d'effroi et de dureté fait penser à l'éclair noir qui animait le regard d'Edmund, l'enfant suicidaire d'Allemagne année zéro.
Loin de la radicalité de Rossellini, le film de Ghobadi n'en est pas moins honnête et juste. Son parti pris narratif consiste à glisser progressivement du registre de la comédie, parfois burlesque, à celui de la tragédie. Le style, conventionnel, manque parfois de subtilité, mais n'empêche pas la présence de quelques beaux moments de cinéma.
Le film se déroule pendant les semaines qui ont précédé l'acte désespéré de la fillette. Sous la coupe d'un adolescent charismatique, une sorte de petit parrain ridicule qui répond au sobriquet de "Kak Satellite", les enfants délaissent l'école et vendent leurs services en désamorçant les mines enfouies dans les collines alentour.
TRADUCTIONS FANTAISISTES
Alors que les bombes et les mines les menacent, que la pauvreté les tenaille, que certains sont amputés de leurs membres et que d'autres portent les stigmates des violences de l'armée baasiste, ces petits individus font des coups commerciaux, tombent amoureux, s'approprient les règles de la société de l'information et vont même jusqu'à tuer.
Un personnage de garçon manchot qui "fait des prédictions", importe un peu de rêve dans ce paysage désolé. Cassandre brinquebalante, il incarne la dernière force de croyance dans un monde qui endure depuis des décennies les pires persécutions.
Sur le mode comique, ce petit être nourrit, en filigrane, une réflexion sur la société de l'information mondialisée. Systématiquement récupérées par Kak Satellite, ses prédictions sont présentées à la fois comme une information plus fiable que celle, incompréhensible, des télévisions occidentales, et comme un instrument de pouvoir. Conscient que la maîtrise de l'anglais et des techniques du spectacle sont aujourd'hui les premiers attributs de la puissance, Kak Satellite ponctue ses phrases de "OK", de "I don't know" ou de "Move out !". Il monnaye sa connaissance supposée de la langue en fournissant des traductions hautement fantaisistes des programmes de CNN.
Ghobadi n'accuse personne, sinon les baasistes criminels, mais il suggère que la réalité sociale, terrible, qu'il montre, concerne tout le monde. La diffusion des images de CNN est un processus univoque. A la fin du film, la guerre est terminée. "C'est le chaos total", dit un des enfants, bien conscient que personne ne fera rien pour les aider.
Isabelle Regnier
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.02.05