Turquie . Le texte autorisant l’armée à intervenir dans le nord de l’Irak révèle la détermination d’Ankara à éviter l’émergence d’un Kurdistan indépendant, riche du pétrole de Kirkuk.
Une accalmie précaire règne sur la frontière séparant le nord de l’Irak et la Turquie : les tirs de l’artillerie turque sur les positions tenues par le PKK (Parti du travail du Kurdistan) ont cessé dans la journée d’hier après deux jours de bombardements. Ces tirs visaient des zones inhabitées de la région de Dahuk où seraient installées des bases du PKK.
La cessation momentanée des bombardements est intervenue au moment même où le gouvernement discutait d’une proposition de motion autorisant l’armée à intervenir dans le nord de l’Irak contre les bases du PKK. Une fois signée par tous les ministres, cette motion autoriserait des opérations dans le nord de l’Irak durant une année. Elle doit d’abord être entérinée par le Parlement turc.
130 000 militaires turcs déployés
Bien avant les élections législatives anticipées du 22 juillet dernier, l’armée turque, qui avait déployé près de 130 000 hommes à la frontière irakienne, a fait pression sur le gouvernement de Tayyip Erdogan pour intervenir contre les bases du PKK en Irak, et ce, à la suite de plusieurs attaques de ce dernier ayant entraîné la mort de dizaines de militaires. Cette menace d’intervention a été l’un des thèmes centraux de l’opposition nationaliste-laïque durant la campagne électorale et le gouvernement d’Erdogan a même été taxé par les opposants du CHP (Parti kémaliste) d’exécutif « islamo-kurde » en raison du peu d’empressement de sa part à donner suite aux exigences d’intervention militaire des généraux.
Depuis la formation du nouveau gouvernement et l’élection à la présidence de la république d’un candidat du Parti de la justice et du développement (l’AKP, issu de la mouvance islamiste) que les généraux ont dû accepter, la donne a changé. Pour des raisons, apparemment différentes de celles des militaires, mais qui se rejoignent au fond, le gouvernement de l’AKP, qui donnait l’impression de tergiverser, n’est plus tout à fait hostile à une intervention limitée de l’armée dans le Kurdistan irakien.
Les dernières attaques du PKK
Les dernières attaques du PKK contre des positions de l’armée dans le Kurdistan turc ont fourni le prétexte au pouvoir, toutes tendances confondues, d’intervenir dans le nord de l’Irak en faisant valoir qu’il n’aurait pas d’autre option dès lors que ni Bagdad ni Washington n’ont entrepris quoi que ce soit contre les « rebelles » qui y sont basés.
« Nous ne sortons pas du Kurdistan (turc - NDLR) et nous ne visons pas la Turquie à partir du Kurdistan irakien », a rétorqué Abdoul Rahman Al Jadershi, un des porte-parole du PKK. Il n’empêche, s’il est trop tôt pour parler d’une éventuelle offensive terrestre dans le nord de l’Irak, chacun sait qu’Ankara met la pression (militaire et diplomatique) pour régler surtout un vieux contentieux : empêcher coûte que coûte que la région autonome du Kurdistan irakien n’annexe la ville pétrolière de Kirkuk afin d’en faire la capitale du Kurdistan irakien. Cette ville, située au nord de Bagdad, est revendiquée à la fois par les Kurdes irakiens, les Arabes et, surtout, les Turkcomans (ou Turkmènes), une minorité forte de plusieurs centaines de milliers d’individus vivant à Kirkuk et sa région.
Craignant la création d’un État kurde indépendant dans le nord de l’Irak, la Turquie a maintes fois rappelé son opposition à une telle perspective et son attachement à l’existence d’un Irak dans ses frontières actuelles. Mieux, faisant valoir que le traité de Sèvres (1920), consacrant le démembrement de l’empire ottoman, avait privé la Turquie de pans de son territoire, Ankara n’a jamais cessé de revendiquer l’appartenance historique de Kirkuk à la Turquie. Une revendication qu’il agite à chaque fois qu’il est question du sort de la cité. Qui plus est, Ankara cherche à profiter du chaos régnant en Irak, de l’incapacité du gouvernement irakien de Nouri al Maliki à asseoir son autorité et, surtout, de l’enlisement de Washington dans ce pays.
À cette tension aux frontières, qui a particulièrement alourdi les rapports entre Ankara et Washington, se greffe la menace d’adoption par le Congrès US d’une résolution qualifiant de génocide le massacre de plusieurs centaines de milliers d’Arméniens par les Ottomans en 1915. Une mesure qui ne va guère faciliter la tâche des deux émissaires états-uniens dépêchés à Ankara pour conjurer la perspective d’une intervention turque dans le nord de l’Irak risquant, selon Washington, de déstabiliser la seule région irakienne épargnée par la violence sévissant partout ailleurs dans le pays.
« Si la résolution qui a été votée en commission est adoptée par la Chambre des représentants, nos relations dans le domaine militaire avec les États-Unis ne seront plus jamais les mêmes », a averti le chef de l’état-major turc, le général Yasar Buyukanit. La Turquie, première puissance militaire de l’OTAN, qui a rappelé en consultation son ambassadeur à Washington, menace dans un premier temps de restreindre l’accès des forces américaines à la base aérienne d’Incirlik, avant d’envisager d’autres mesures de rétorsion.
Pour l’heure, la tension à la frontière entre la Turquie et l’Irak a fait des premiers heureux : les majors pétroliers. Le prix du baril de brut a franchi la barre des 85 dollars. « Le marché s’inquiète de tensions à la frontière entre la Turquie et l’Irak, c’est le souci principal en ce moment. Pour le moment, la production n’est pas affectée, mais le marché craint qu’elle ne le soit, sachant que des oléoducs importants passent dans la région », a expliqué sans rire Robert Montefusco, analyste à la maison de courtage Sucden. En fait, ces requins de la finance ne ratent aucune occasion pour profiter financièrement des tensions régionales.