David Rouiller, 34 ans, fils d'un ancien président du Tribunal fédéral, élevé à Lutry et scolarisé à Pully, porte depuis cinq ans le nom de Tolhildan. «Vengeance des martyrs» en kurde et, à ses yeux, hommage à un ami guerrier trop tôt disparu.
Une mère, et toute une famille, qui se retrouve brutalement plongée dans les tourments d'une disparition, souvent plus difficile à vivre qu'un décès. «Nous étions au courant de sa sympathie pour le combat du peuple kurde, de sa connaissance de la langue, dit-elle encore. Mais comment imaginer qu'il était parti au bout du monde se battre aux côtés de ceux qu'il considérait sans doute déjà comme ses frères?»
Oui, comment imaginer que ce jeune homme aimant, né sur les rives du Léman dans une famille intellectuelle et aisée, pousserait la cohérence jusqu'à envisager d'utiliser une arme pour se défaire d'un ennemi?
Révolte latente
Cohérence? Dans la trajectoire de vie de David, qu'on le veuille ou non, le terme s'impose. Parce que celui qui a été «si facile à élever jusqu'à 15-16 ans; du gâteau», se souvient sa maman, voit germer en lui, très tôt, une révolte acérée contre les injustices sociales. David cherche sa voie, insatisfait, tâtonnant: il flirte avec un groupuscule d'extrême droite, se rapproche des traditionalistes d'Ecône, puis, en travaillant pour gagner son argent de poche, touche du doigt la pauvreté d'un pays qu'il croyait, vraisemblablement, gorgé d'or.
Quête éperdue
Il bascule alors dans la marge opposée – la cohérence, encore… –, s'occupe brièvement de cas sociaux, rencontre des émigrés kurdes proches du PKK, tombe littéralement en amour, distribue des tracts à Lausanne, apprend le turc puis le kurde, et disparaît, un soir de décembre, à Paris.
Pour Ursula, pour Claude, son mari, et Nicolas, le frère cadet, commence alors une quête éperdue. Dans ce cas-là, il faut un chef de meute: ce sera Ursula, mère frêle et digne, dont la résistance et le courage sont palpables au premier contact.
«Je ne vais pas vous mentir, glisse-t-elle sans la moindre prétention: mon 6e sens me disait bien qu'il était parti rejoindre le peuple kurde, mais des mois sans nouvelles, c'est dur à encaisser, invivable. J'ai donc remué ciel et terre, alerté les polices, Berne, le CICR, les Kurdes de Lausanne et d'ailleurs. Et quelques mois après sa disparition, grâce à un sympathisant de la cause, j'ai appris que David était arrivé sain et sauf au Kurdistan irakien. Mon instinct de mère avait vu juste.»
Pourtant, ce n'est qu'en 2004, trois ans après son départ, que David, devenu Tolhildan, prend contact avec sa famille. Elle respire enfin – «il est toujours en vie!» – et Ursula se lance un nouveau défi: revoir David coûte que coûte, là où ses convictions l'ont conduit. En fin d'année, le festival des Urbaines, à Lausanne, projette trois films kurdes. Spectatrice passionnée, Ursula y rencontre le cinéaste Mano Khalil, kurde de Syrie installé à Berne, qui a entendu parler de l'aventure de David et qui a «des idées».
Dans les bras de David
Le plan de bataille est échafaudé en quelques semaines: Mano tournera un film et, grâce à ses contacts, Ursula et lui rejoindront Tolhildan. Claude, le père, renonce au voyage: «Les Kurdes ont un profond respect de la mère, glisse cet homme discret jusqu'à l'obsession. De surcroît, avec les fonctions qui furent les miennes, il valait mieux que je m'abstienne.»
Mai 2006. Un vol Francfort-Erbil, dans le Kurdistan irakien, un interminable trajet en voiture, une journée de marche à pied dans les montagnes au nord de Mossoul, à la lisière de la frontière avec la Turquie, et Ursula serre David dans ses bras. Enfin!
Aucun reproche
«Je l'ai trouvé heureux, serein, à l'aise. Non, je ne lui ai fait aucun reproche pour la douleur qu'il nous a infligée, dit-elle. Je ne lui ai posé aucune question sur son silence. Parce que je pense qu'au sein du PKK, connu pour être la meilleure organisation politique du monde, on lui a certainement demandé de se taire.»
«Oui, je suis fière de lui, poursuit Ursula. Parce que David est un idéaliste lucide, qui assume ses choix. Vous savez, si vous n'êtes habité par un idéal, vous ne résistez pas à la vie monacale du PKK, où les femmes et les hommes ont exactement le même statut, se battent côte à côte, mais où toute relation amoureuse est interdite. Ils risquent leur vie, et vivent de rien.»
N'en doutez pas: à Lutry, on tremble tous les jours pour David – «c'est une guerre qui se déroule dans ce coin du monde où sont massés environ 200 000 soldats, turcs et kurdes», dit Ursula qui y a vécu près de trois semaines – et on aimerait qu'un jour, il revienne au pays.
«Je lui ai posé la question à l'instant du départ, avoue Ursula. En souriant, il m'a répondu: «Tu sais, Maman, j'ai encore beaucoup à faire.»