Le premier ministre libyen, Faïez Sarraj, et le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lors de leur rencontre à Ankara, le 4 juin. ADEM ALTAN / AFP
lemonde.fr | Par Nathalie Guibert et Jean-Pierre Stroobants |18/06/2020
Les Européens protestent contre l’attitude d’un pays membre de l’Alliance atlantique, après un incident grave impliquant un navire français en Méditerranée.
Tenu par visioconférence en raison du coronavirus, le rendez-vous des ministres de la défense de l’OTAN, mercredi 17 juin, aura pu être moins agité qu’en la présence physique des 29 représentants alliés. La journée fut quand même « très nerveuse » selon un participant, tant la Turquie, une fois encore, a empoisonné l’atmosphère.
L’ordre du jour était des plus classiques : la posture de défense et de dissuasion de l’Alliance atlantique d’un côté, les conséquences de l’épidémie de Covid-19, de l’autre. Mais, lundi, la ministre française Florence Parly a appelé le secrétaire général, Jens Stoltenberg, pour évoquer un incident grave, entre alliés. Le 10 juin, la frégate française Courbet, sous commandement de l’OTAN dans l’opération de surveillance « Sea Guardian » dans l’est de la Méditerranée, a été mise en joue par la marine turque. Un événement de trop, après une série de « comportements centrifuges incompatibles avec l’esprit de l’Alliance », dénonce le ministère des armées à Paris.
Début juin, un cargo sous pavillon tanzanien suspecté de transporter des armes, le Cirkin, avait été repéré par le commandement maritime de l’OTAN (Marcom), quittant la mer Egée. Il a indiqué se diriger vers Gabès, en Tunisie. Mais en chemin, comme d’autres bateaux avant lui, il a changé de direction pour la Libye, en masquant son immatriculation et en coupant son émetteur d’identification automatique AIS. Escorté par deux frégates turques, le cargo était bien protégé. Aux militaires grecs et français qui les ont interrogés sur leur route, les Turcs se sont présentés comme « navires OTAN », utilisant abusivement l’identifiant radio de l’organisation.
Opération extrêmement agressive
Quand Marcom a demandé au Courbet d’interroger le cargo, une des frégates turques a, durant près de quarante secondes, et à trois reprises, actionné son radar de conduite de tir contre lui – cette « illumination » est la dernière étape avant l’ouverture du feu. La marine turque avait aussi placé ses tireurs de bord en position derrière leurs affûts. Ces opérations sont aussi rares qu’extrêmement agressives. « On ne peut accepter qu’un allié fasse cela,indiquait, mercredi, le ministère des armées français. On ne peut plus prétendre qu’il n’y a pas de problème turc. Il faut le voir, le dire, le traiter. »
L’agacement français est aussi fort que mis en scène, face à ce que les sources gouvernementales nomment « le Misrata express », ces allées et venues de cargaisons d’armes d’un bord à l’autre de la Méditerranée, en violation de l’embargo frappant la Libye. La Turquie affrète « une noria » pour venir en soutien au gouvernement de Faïez Sarraj de Tripoli (reconnu par l’ONU), dénonce Paris, qui s’est rangé du côté adverse de Khalifa Haftar.
« Le soutien apporté par la France au putschiste et forban Haftar a aggravé la crise en Libye et renforcé les souffrances du peuple libyen », a tancé le ministère turc des affaires étrangères, mardi, accusant Paris d’être le « sous-traitant de certains pays de la région », les Emirats arabes unis et l’Egypte. La France tient une position d’équilibriste, mais ne livre pas d’armes. Il demeure vrai qu’elle reste silencieuse sur les violations de l’embargo dont sont aussi responsables ses alliés émiratis et égyptiens.
Avant d’être dans la ligne de mire, le 10 juin, le Courbet patrouillait avec un pétrolier turc, qui l’avait ravitaillé la veille encore. Ce double jeu turc dans l’OTAN semble avoir atteint ses limites. « La crise de solidarité avec la Turquie », évoquée par le président Emmanuel Macron fin 2019, quand il a parlé de la « mort cérébrale » de l’OTAN, « reste clairement d’actualité », commente une source diplomatique française. A ceux qui pourraient voir l’ingérence d’Ankara en Libye comme un contrepoids à celle de Moscou, la diplomatie française objecte : « Plus de Turquie en Libye ne signifie pas moins de Russie. »
Avec la France, les Etats baltes et d’Europe de l’Est critiquent aussi depuis longtemps le chantage exercé par Ankara, qui bloque les « plans de défense gradués » prévus face à la Russie en exigeant que l’OTAN reconnaisse le caractère terroriste des milices kurdes de l’YPG. Au-delà, les Européens s’inquiètent de l’activisme militaire turc, qualifié de « massif », et « tous azimuts », de la Syrie à la Libye – où Ankara aurait acheminé 7 000 mercenaires syriens. Le pacte de coopération militaire turco-libyen, assorti d’un accord de démarcation maritime illégal, ne saurait être validé comme un fait accompli. Paris parle d’« extension de l’empire ottoman à l’ouest de la Méditerranée ».
Les Européens s’étaient montrés soudés lors du dernier sommet de l’OTAN à Londres, en décembre 2019, pour réprouver l’offensive lancée en Syrie contre les Kurdes. Mercredi, le bloc européen dans son ensemble – c’est rare – a protesté. Les critiques françaises ont été officiellement approuvées par huit pays membres, dont l’Allemagne et l’Italie. Le ministre turc de la défense a quant à lui nié tous les faits reprochés à son pays.
Crise interne
Jens Stoltenberg a, tout aussi soigneusement que la veille, évité toute allusion à cette discussion. Il a seulement indiqué que la demande européenne d’une « coopération » de l’OTAN à l’opération « Irini » de contrôle en Méditerranée orientale mise en œuvre par l’UE était à l’examen. « Pourparlers » et « contacts » se poursuivront, sans aucune chance qu’Ankara approuve cette initiative. Le credo du secrétaire général reste que l’organisation surmontera ses divergences. « Je ne nie pas les défis et les problèmes que nous rencontrons aujourd’hui, mais nous pourrons les vaincre », a-t-il déclaré.
L’OTAN a pris de nouvelles décisions pour renforcer sa dissuasion face à la Russie et à « son comportement déstabilisateur et dangereux ». Un retour aux « fondamentaux » qui masque de plus en plus mal la crise interne. Le plus puissant des alliés, les Etats-Unis, continue de la nourrir par le comportement erratique de son président. Donald Trump s’est montré changeant sur l’achat turc de défenses antimissiles russes S-400, coulant sur l’offensive anti-Kurdes de Syrie au grand dam de ses chefs militaires, tout en condamnant les ingérences en Libye.
Dans l’immédiat, la seule réponse concrète risque d’être une interdiction ordonnée par le commandement maritime aux navires turcs d’utiliser l’indicatif de l’OTAN dans leurs échanges. « La Turquie a toujours sa place dans l’OTAN et le traité ne prévoit aucune clause de suspension. Personne n’a intérêt à ce qu’elle ne soit pas un allié », indique une source diplomatique à Bruxelles, traduisant l’incertitude générale.