Une femme passe devant un bureau de change, alors que la lire turque a enregistré son plus bas niveau face à l’euro, à Istanbul, le 26 octobre.
YASIN AKGUL / AFP
Lemonde.fr | Marie Jégo
Si les attaques du président turc contre Emmanuel Macron lui permettent d’occuper une fois de plus l’avant-scène internationale, elles trahissent aussi un affaiblissement dans son propre pays, confronté à une crise profonde.
Accroupi, la tête ceinte d’un chapeau de prière, le président turc Recep Tayyip Erdogan récite des versets du Coran dans la nef de Sainte-Sophie, la basilique byzantine d’Istanbul, passée, à sa demande, du statut de musée à celui de mosquée.
Ce vendredi 24 juillet, le service est ensuite mené par Ali Erbas, le chef de la direction aux affaires religieuses (Diyanet). Celui-ci prêche sabre en main pour illustrer « le droit de l’épée » hérité de Mehmet II, le sultan ottoman qui prit la ville et la « Grande Eglise » aux Byzantins, en 1453. « Nous avons un nouveau message à transmettre au monde », avait averti le président quelques jours plus tôt.
Cette posture de défenseur de l’islam sunnite est celle qu’il affectionne le plus. Ce vendredi d’été, sa jubilation n’a pas de limites. Ne vient-il pas de réaliser son « plus grand rêve » de jeunesse, ramener son pays à ses racines islamiques ?
A l’extérieur de Sainte-Sophie, des centaines de milliers de fidèles, venus de toutes les régions de ce pays de plus de 83 millions d’habitants, laissent éclater leur joie, exhibant des affiches sur lesquelles le président trône aux côtés du « Conquérant » Mehmet II. La prochaine étape, promet-il, sera « la libération de la mosquée Al-Aqsa » à Jérusalem.
Contre-révolution politique et culturelle
Cela fait dix-sept ans que sa haute silhouette – 1,85 m sous la toise – écrase la vie politique nationale. Il a mis le pouvoir judiciaire à sa botte, décimé l’armée, déclaré la guerre à la société civile. Son but : imposer sa contre-révolution, politique et culturelle. Pour y parvenir, il a inondé de signes et de préceptes religieux l’espace public, les établissements d’enseignement, les institutions d’Etat, où les confréries islamiques ont désormais pignon sur rue.
Bien décidé à rejeter l’héritage de Mustafa Kemal (1881-1938), dit « Atatürk », fondateur de la Turquie moderne, Recep Tayyip Erdogan veut en finir avec l’orientation pro-occidentale voulue par ce dernier dans les années 1920-1930. Les militants de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) critiquent à l’envi « la colonisation volontaire » du pays. Selon eux, la véritable identité turque a été trahie à l’époque de la fondation de la République, en 1923, au profit d’une assimilation de façade qui a fait du pays un vassal de l’Occident. « Fermer la parenthèse du kémalisme », tel est leur objectif.
Le rapport du président Erdogan à Atatürk est ambigu, et aide à mieux cerner le personnage. Respectueux du vainqueur de la guerre de libération contre les puissances occidentales (1919-1922), il exècre le tombeur de l’Empire ottoman, le fossoyeur du califat.
Soucieux de continuité, il n’hésite pas, quand ça l’arrange, à se servir de la figure du « Père des Turcs ». Ne prononce-t-il pas certains de ses discours avec, en toile de fond, un poster géant d’Atatürk ? Durant la campagne électorale en vue des élections présidentielle et législatives du 24 juin 2018, une affiche était placardée partout dans Istanbul : on y voyait Erdogan aux côtés de Mustafa Kemal, tous deux avaient la même posture, la même moustache, les mêmes vêtements.
Mais de toutes les figures révérées par le leader turc, celle du sultan Mehmet II est sa préférée. Friand de mises en scène, il n’a aucun mal à s’identifier au « Conquérant ». Dans son esprit, ce thème de la « conquête » ne se limite d’ailleurs pas aux monuments d’Istanbul : il s’applique aussi aux visées expansionnistes turques.
D’où sa volonté, ces dernières années, d’imposer son ordre, en Syrie, en Libye, dans le nord de l’Irak. En Méditerranée orientale, son armée ne cesse d’attiser les tensions avec la Grèce et Chypre. Au sud du Caucase, arrière-cour de son homologue russe Vladimir Poutine, son nouvel allié, elle soutient l’Azerbaïdjan, le pays turcophone « frère », en guerre contre les séparatistes arméniens du Haut-Karabakh.
Jamais dans son histoire récente, hormis l’invasion du nord de Chypre en 1974, la Turquie n’a interféré à ce point dans les affaires de ses voisins. D’un « front » à l’autre, de nouvelles méthodes de guerre sont expérimentées. Recrutés par des sociétés paramilitaires privées, des mercenaires syriens ont été déployés en Libye et au Haut-Karabakh. Au besoin, les réfugiés hébergés sur le sol turc sont utilisés comme outil de chantage, comme on l’a vu en mars de cette année, lorsque des milliers d’entre eux ont été lancés à l’assaut de la frontière terrestre avec la Grèce.
Démesure
Cette frénésie est le signe d’un ressentiment profond. Longtemps, la Turquie a été perçue comme une puissance pivot, un Etat géostratégique voué à être le « garde-fou » de l’OTAN contre le communisme du temps de la guerre froide, puis la passerelle énergétique vers l’Europe après la chute du mur de Berlin.
Le président ne veut plus de cette Turquie-là. Son jeu, sans doute risqué, consiste à tirer parti de l’absence de stratégie de ses partenaires traditionnels, l’OTAN et l’Union européenne, à exploiter leurs faiblesses, leurs phobies, à commencer par celle du péril migratoire. Il entend réparer l’injustice du statu quo hérité de la première guerre mondiale, surtout l’accès contrarié de son pays à la Méditerranée et à la mer Egée.
Pour y parvenir, il ne craint pas de céder à la démesure. « Notre mission est semblable à celle d’Abraham, de Moïse et de Mahomet », déclarait-il ainsi, le 26 août, aux militants de son parti. Il en est convaincu, la Turquie a vocation à redevenir le chef de file du monde musulman sunnite. La nostalgie du califat, aboli en 1924 par Atatürk, taraude ses partisans, qui se sont mis à réclamer sa restauration au lendemain même de la conversion de Sainte-Sophie.
Il reste à savoir si sa prière du 24 juillet dans ce musée devenu mosquée n’est pas son chant du cygne. Affaibli en interne, isolé sur la scène internationale, le « leader providentiel » a perdu sa touche magique. Sa popularité s’étiole. Si les élections, présidentielle et législatives, prévues pour juin 2023, étaient anticipées, il n’en sortirait pas vainqueur. Selon Avrasya, un institut d’études de l’opinion, auteur d’une enquête publiée le 2 octobre, son score serait de 38,7 % contre 41,9 % pour son principal rival, Ekrem Imamoglu, le maire républicain d’Istanbul.
Les difficultés de M. Erdogan ont commencé aux élections municipales du printemps 2019, quand ce même Ekrem Imamoglu a conquis Istanbul, tenue depuis vingt-cinq ans par les islamo-conservateurs. La perte de sa ville de naissance, dont il fut le maire de 1994 à 1998, fut pour lui un sérieux camouflet. Malgré l’assise solide de sa fonction – président, chef du gouvernement, de l’armée, du parti majoritaire, responsable de la politique monétaire, maître absolu de la politique étrangère –, il n’a jamais été aussi affaibli. Les piètres performances de l’économie, la répression accrue envers les Kurdes, les purges de la société civile, l’emballement de la pandémie de Covid-19 ont terni son image.
L’économie, talon d’Achille
La récente conversion de Sainte-Sophie ne l’aidera pas à se rétablir. « Elle n’apportera aucun point de plus à l’AKP, estime Ozer Sencar, le directeur de la société de sondages Metropoll. Le plus souvent, ce sont les sujets économiques qui font chuter les politiciens en Turquie, ajoute-t-il. Les atteintes aux libertés ne comptent pas aux yeux de l’électorat. »
De fait, l’économie est bien le talon d’Achille de Recep Tayyip Erdogan. Les promesses de prospérité se sont évanouies. Le chômage est en hausse (13 % de la population active en moyenne, 26 % chez les jeunes), la devise locale ne cesse de se déprécier (− 25 % par rapport au dollar depuis le début de 2020), les investissements étrangers se sont taris.
Sa volonté de changer la société se heurte elle aussi à bien des difficultés. Sa principale ambition, « favoriser l’émergence d’une génération pieuse », est un fiasco. Déçue par la religion officielle, une partie de la population se revendique « déiste », c’est-à-dire qu’elle reconnaît l’existence de Dieu tout en rejetant les rituels et les dogmes. D’après un constat dressé en avril 2018 par le ministère de l’éducation, ce phénomène concerne essentiellement la jeunesse.
Sur la scène politique intérieure, la situation n’est guère plus brillante pour M. Erdogan. Son parti est en lambeaux. Depuis la défaite aux municipales, l’union sacrée autour du « Grand Homme » est mal en point. Ses anciens lieutenants, tels l’ex-premier ministre Ahmet Davutoglu ou l’ancien ministre de l’économie Ali Babacan, ont démissionné du parti pour se lancer en politique.
La posture du caïd de quartier
Reste donc le « front » international. A l’adresse de ses homologues étrangers, le numéro un turc n’a plus que l’invective à la bouche. Sa posture est celle d’un caïd de quartier, un kabadayi. Le président français, Emmanuel Macron, vient d’être invité à « se faire soigner mentalement », la chancelière allemande, Angela Merkel, s’est vu reprocher « ses pratiques nazies » en 2015. Vladimir Poutine, lui, est épargné.
En déclin, le « Grand Turc » a désormais jusqu’en 2023 pour se refaire une santé politique. En est-il capable ? L’homme en a vu d’autres, rappellent volontiers ses biographes. De fait, il suffit de revenir une vingtaine d’années en arrière pour mesurer sa capacité à rebondir.
Nous sommes en 1998. Maire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan est condamné à cent vingt jours de prison pour avoir lu en public un poème religieux jugé subversif. Son mandat est invalidé. Le 26 mars 1999, les portes de la forteresse de Pinarhisar, à deux heures de route d’Istanbul, se referment sur lui. Ses détracteurs ont beau le juger fini, il va mettre à profit ces quatre mois de détention pour repartir sur de nouvelles bases.
Il faut dire que tout est fait pour adoucir sa détention. Avant son arrivée, ses proches ont aménagé sa cellule. De la moquette a été posée. Il dispose d’une table de travail, de fauteuils et d’un téléviseur. Ce passionné de football regarde parfois les matchs avec des membres de l’administration pénitentiaire. Sa popularité dépasse de loin les murs de la prison. Les visiteurs sont si nombreux qu’une permanence est bientôt ouverte dans une station-service toute proche afin de gérer les demandes d’entrevue.
Une image populaire
C’est pendant cette séquence carcérale qu’il va poser les bases de l’AKP. « A partir d’aujourd’hui, l’époque où la politique était centrée sur une personne est terminée. Nous ne voulons plus de l’hégémonie d’un seul leader. On n’adulera plus personne. Une équipe dirigera le parti, l’ombre du chef ne s’y fera pas sentir. (…) Nous allons instaurer la démocratie participative et plurielle », déclarera-t-il le 6 juillet 2001, peu avant le lancement officiel du parti. L’année suivante marque la fin de sa traversée du désert. Le succès de l’AKP aux législatives, avec 34 % des voix, le propulse alors au poste de premier ministre. De 2003 à 2013, il va s’imposer dans l’esprit d’une majorité de ses compatriotes comme celui qui leur a permis de bénéficier d’une forte croissance économique, le PIB ayant été multiplié par trois.
Le peuple d’Anatolie n’a alors aucun mal à se reconnaître dans ce fils d’un capitaine de bateau du quartier populaire de Kasimpasa, à Istanbul. C’est en cultivant sa proximité avec le Turc de la rue que « Tayyip », le gamin issu d’une famille pieuse et anti-laïque, a gravi une à une les marches du pouvoir.
Mais les années ont passé, et son modèle paraît à bout de souffle. Au-delà de ses esclandres sur la scène politique internationale, on se demande comment il va s’y prendre pour retrouver son aura perdue. « Je suis comme vous », a-t-il coutume de répéter à ses supporteurs depuis son palais à Ankara, d’une superficie de 200 000 mètres carrés. Faut-il le croire ?