« L’impossible Kurdistan », ou le rêve assassiné d’un grand chef kurde

mis à jour le Vendredi 7 juin 2024 à 16h02

Lemonde.fr | Alain Frachon

La journaliste vénézuélienne Carol Prunhuber brosse un émouvant portrait d’Abdul Rahman Ghassemlou et raconte son assassinat, à Vienne, le 13 juillet 1989, et ses conséquences sur le destin du peuple kurde

Le 13 juillet 1989, en fin d’après-midi, le chef des Kurdes iraniens et l’un de ses adjoints entrent dans un appartement bourgeois de Vienne, au 5, Linke Bahngasse. Ils ont rendez-vous avec trois représentants de la République islamique. Téhéran veut négocier, leur a-t-on dit. Sous la houlette d’Abdul Rahman Ghassemlou, secrétaire général du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), une partie de la région kurde du pays est toujours en état de semi-rébellion. La nuit, les forces iraniennes, massivement déployées sur place, ne contrôlent plus grand-chose.

Le nouveau président, Hachémi Rafsandjani, veut faire la paix. Lui et le Guide suprême, l’ayatollah Ruhollah Khomeyni, sont occupés à reconstruire l’Iran après près de huit ans de guerre contre l’Irak. Le contact avec Ghassemlou a été établi grâce à Fadhil Rassoul, un immigré kurde irakien en Autriche qui a la confiance de Téhéran et celle du chef kurde. Les trois envoyés du gouvernement iranien sont arrivés les premiers. Mais ce rendez-vous est un piège.

A peine les Kurdes entrent-ils dans l’appartement qu’ils tombent sous une pluie de balles : Ghassemlou, son ami Abdullah Ghaderi et l’intermédiaire Rassoul sont tués – dix-huit douilles sont retrouvées à terre. L’histoire ne pourrait être qu’un chapitre dans la malheureuse saga du peuple kurde et, après tout, elle relève d’une des pratiques politiques coutumières de la théocratie iranienne : l’assassinat systématique de ses opposants, en Iran et à l’étranger. Mais cette histoire est beaucoup plus – du seul fait de la personnalité de Ghassemlou.

Tragédie singulière

L’homme qui s’écroule dans l’appartement viennois a une stature particulière. Il n’est pas qu’un chef de guérilla. Ce fils d’une riche famille kurde est passé par l’université de Prague et par la Sorbonne. Docteur en économie, il parle une demi-douzaine de langues. Il est profondément démocrate, tolérant, à cheval entre plusieurs cultures, aussi à l’aise pour nous réciter à Téhéran, en fin de repas en 1979, un poème persan que pour donner une conférence à Paris.

Silhouette haute et imposante, Ghassemlou a la poignée de main franche, une courtoisie toute mâtinée d’humour, la moustache étirée par le sourire – un grand seigneur. Il n’était pas seulement respecté chez les siens. Beaucoup d’Iraniens – d’origines perse, azérie ou autre – rêvaient de le voir jouer un rôle à Téhéran. Difficile de passer une soirée avec lui sans déceler chez Ghassemlou quelque chose d’un homme d’Etat.

Ce 13 juillet 1989 pèse dans le Moyen-Orient contemporain. Il s’inscrit dans le récit d’une tragédie singulière – celle de 30 millions de Kurdes, peuple privé d’Etat au lendemain de la première guerre mondiale et installé aux frontières de l’Iran, de l’Irak, de la Turquie et de la Syrie. Et, comme pour ajouter au malheur, cette histoire n’est pas, ou pas assez, racontée.

Avec cet Impossible Kurdistan. Du rêve inachevé à l’assassinat du leader kurde Ghassemlou, la journaliste vénézuélienne Carol Prunhuber comble un vide énorme. Enfin traduit en français (Perrin, 600 pages, 26 euros), ce livre est un monument d’histoire immédiate, un ouvrage de référence, le document le plus accessible pour qui veut comprendre l’histoire du peuple kurde.

Grands épisodes du mouvement national kurde

Carol Prunhuber brosse un émouvant portrait de Ghassemlou et, à la façon de l’enquête policière, elle reconstruit le crime de la Linke Bahngasse, son « avant » comme son « après ». Ces chapitres-là complètent l’enquête signée en août 1989 par notre confrère de Libération Marc Kravetz (1942-2022) et que l’Institut kurde de Paris réédite ce printemps – Enquête sur l’assassinat d’Abdul Rahman Ghassemlou (58 pages, 5 euros).

Mais, dans un savant montage, le livre de Carol Prunhuber chemine aussi dans chacun des grands épisodes du mouvement national kurde, des années 1920 à aujourd’hui. C’est un livre-repère, puissant et didactique.

Prunhuber et Kravetz portent le même diagnostic. Aux yeux de Téhéran, le chef du PDKI était dangereux parce que modéré. Son slogan, « Démocratie pour l’Iran, autonomie pour le Kurdistan [iranien] », tirait les leçons du passé. Auprès d’Etats arabes à l’identité peu assurée, auprès d’une République islamique alors inquiète de son avenir, l’émancipation kurde, la reconnaissance d’une singularité ethnique et culturelle, bref, la préservation d’une civilisation minoritaire dans l’ensemble moyen-oriental, devait s’exprimer dans le respect des frontières existantes – ce que réussira plus tard le gouvernement autonome du Kurdistan d’Irak.

Il fallait tuer Ghassemlou parce qu’il ne demandait pas l’impossible : arrêtés, les « envoyés » de Téhéran furent lâchement libérés par l’Autriche, qui craignait une campagne d’attentats. Au cours de ses entretiens avec le chef kurde, Carol Prunhuber le supplia d’écrire sur sa vie et sur le destin du peuple kurde. « Je n’ai pas le temps, disait-il, mais toi, promets-moi de le faire. » Promesse magistralement tenue.

« L’Impossible Kurdistan.
Du rêve inachevé à l’assassinat du leader kurde Ghassemlou »
, de Carol Prunhuber, Perrin, 600 pages, 26 euros.