Massoud Barzani, «parrain» du rêve d'indépendance des Kurdes

mis à jour le Mercredi 4 octobre 2017 à 15h20

Lefigaro.fr | Par Thierry Oberlé - Envoyé spécial à Erbil (Kurdistan irakien) 

PORTRAIT - À 71 ans, il a fait voter son peuple en faveur de l'autodétermination, en défiant ses voisins et la communauté internationale. Une promesse qu'il avait faite à son père, le chef, avant lui, d'un clan œuvrant pour le nationalisme kurde dans les montagnes du nord de l'Irak.

Il a tissé sa légende de pechmerga, «celui qui défie la mort», là-haut, dans les montagnes du Kurdistan. Sur les photos de jeunesse, on le voit poser en vareuse grise, la cartouchière en guise de ceinture, l'étui à pistolet sur la hanche, portant un fusil presque aussi grand que lui sur l'épaule. Il a déjà enroulé autour de son crâne d'enfant son turban damé rouge et blanc qui ne le quittera plus. Pour les Kurdes, Massoud Barzani est une icône.

 

Pour les Européens en quête d'épopée romantique, c'est une sorte de Yasser Arafat des pics enneigés d'Orient. Il est le faible qui résiste à la loi du plus fort. Il est le peuple kurde, un peuple sans État, une minorité de 40 millions d'individus pris en étau par les Arabes des plaines de la Mésopotamie et de l'Euphrate, les Perses et les Turcs. Pour ses adversaires d'hier et d'aujourd'hui, il est un combattant redoutable doublé d'un politicien roué. Il est un ennemi imprévisible prêt à sacrifier les siens, à accaparer les richesses pour sa famille et à pactiser avec le diable pour assurer sa propre survie.

L’Irakien Massoud Barzani est - après la mort de son rival Jalal Talabani - avec Ôcalan, le chef kurde du PKK turco-syrien embastillé sur une île-prison de la mer de Marmara, le dernier dinosaure d’une région en perpétuelle éruption. Il règne sur son clan depuis près de quarante ans. En 1976, il tire le premier coup de feu symbolique du soulèvement contre le régime du dictateur irakien Saddam Hussein. Le 13 octobre 2016, il annonce par un tweet le déclenchement de la campagne pour la libération de Mos-soul et de la plaine de Ninive occupées par Daech. Le président de la région autonome du Kurdistan veut bouter les djihadistes de l’État islamique loin de ses terres grâce au soutien des avions de chasse et des forces spéciales des Occidentaux, mais aussi engranger des gains territoriaux et politiques en vue de l’accomplissement de son rêve : la création d’un État kurde en Irak.

Près d’un an plus tard, Massoud Barzani a, ce samedi 23 septembre, avant-veille du référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien, rendez-vous avec l’histoire. Il a convoqué la presse internationale dans son palais présidentiel bâti dans la rocaille sur les hauteurs de Sare Rash, les « Têtes Noires », à Sa-laheddine, à une trentaine de kilomètres d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien.
Alliance contre nature.

Jusqu’au bout, les chancelleries, inquiètes des risques de déstabilisation régionale, ont espéré qu’il reporterait la consultation. Les Américains ont offert une aide financière massive et des garanties pour l’avenir. Emmanuel Macron a tenté de le convaincre par téléphone. Les Français ont même lancé à Erbil une initiative diplomatique conjointe avec les Turcs. Bagdad a fait de nouvelles propositions. Sans succès.

Flanqué de son fidèle secrétaire, Fouad Hussein, un homme rond au crâne dégarni, Massoud Barzani confirme que rien, ni personne, ne peut plus l’arrêter. « Nous avions placé beaucoup d'espoirs dans une coexistence pacifique et démocratique, mais le nouvel Irak s’est enfoncé dans le confessionnalisme et a continué à humilier notre peuple », dit le président kurde. « À Bagdad, les visages ont changé, mais les mentalités sont restées les mêmes ».

Massoud Barzani est seul contre tous, mais dès le Rubicon franchi, il désamorce sa propre audace. La déclaration d’indépendance ? Elle n’est pas à l’ordre du jour et elle ne devrait pas être unilatérale. Le vieil animal politique se veut rassurant. Il est prêt à négocier les frontières avec Bagdad et à partager les richesses pétrolifères de la région de Kirkouk. Il semble convaincu que l’armée irakienne, avec qui il combat Daech, ne passera pas à l’attaque, en tout cas pas dans l’immédiat ; que les Iraniens n’engageront pas une épreuve de force directe. Il est prêt à supporter le choc inévitable des sanctions économiques.

Il table, sans trop le dire, sur son improbable et unique allié dans la région, le président Recep Tayyip Erdogan, le bourreau des indépendantistes kurdes du sud-est de la Turquie, ses frères-ennemis. Une alliance contre nature scellée lorsque Erdogan était ouvert au dialogue avec ses minorités. Les deux leaders ont depuis des intérêts financiers et commerciaux en commun. Le Kurdistan écoule son pétrole via la Turquie. Et la Turquie inonde l’Irak de ses marchandises en passant la porte kurde. Pour Erdogan, le Kurdistan est une marche, un tampon avec le monde chiite, un prolongement naturel de ses ambitions, mais Barzani ne doit pas dépasser les bornes. La virulence de la réaction du président turc au maintien du référendum a surpris le président kurde. Il sait désormais qu’il peut aussi se retourner contre lui.

Le jour du vote, dès la fermeture des bureaux, Massoud Barzani a quitté le complexe présidentiel de Sare Rash où vit, dans l’entre-soi, la nomenklatura de son régime, pour aller se recueillir sur la tombe de son père, Moustapha Barzani. Son convoi ultrasécu-risé de 4x4 noirs a emprunté la grande route qui mène à une verdoyante vallée, fief de sa tribu. Une forteresse naturelle, inexpugnable, à l’entrée marquée par les carcasses de tanks russes, vestiges de la résistance contre les forces de Saddam. Il a rejoint Barzan, le village de ses ancêtres issus d’une confrérie soufie, amoureuse de la nature. Ici chaque homme a un fusil et est prêt à mourir pour le chef. La bourgade est lovée dans un paradis écologique survolé par des aigles et parcouru par des daims persans, des ours bruns et des loups. La dépouille de Moustapha repose sur un promontoire. Les restes de 512 membres du clan, massacrés par le régime du dictateur baasiste sont enterrés sur une colline voisine surplombée par un mémorial. Ces victimes font partie des 8000 membres de la tribu des Barzani, âgés de 10 à 80 ans, arrêtés en 1983, en représailles à une révolte contre Saddam. Chaque soir une centaine d’entre eux étaient exécutés. Massoud Barzani échappa à la traque. Il avait pris la tête de son clan, quelques années plus tôt, après la mort de son père, en jurant de marcher dans ses pas.

Considéré par les Kurdes d’Irak comme une grande figure du nationalisme, Moustapha Barzani fut l’éphémère ministre des Armées de la République de Mahabad fondée en 1946, en territoire iranien, avec le soutien de Staline, et balayée avant la fin de la même année par Téhéran. Massoud Barzani y a vu le jour. « Je suis né à l’ombre du drapeau de la première République du Kurdistan et je veux mourir à l'ombre du drapeau du Kurdistan indépendant », expliquait-il, récemment, dans une interview accordée à la revue Foreign Policy.

Sa saga est une longue liste d’actes de résistance, de revers militaires et d’improbables alliances de circonstance. Durant la guerre Iran-Irak, Massoud Barzani joue la carte de Téhéran, mais son insurrection est réprimée par l’opération « Anfal », marquée en 1988 par le bombardement à l’arme chimique de la ville d’Halabja (5 000 morts). En 1991, il provoque un soulèvement contre Saddam, à la fin de la première guerre du Golfe. Des centaines de milliers de Kurdes fuient dans les montagnes vers les frontières. Ils sont sauvés des bombardements par le Conseil de sécurité qui garantit, grâce à l’instauration d’une no-fly zone, un abri sûr qui devient un secteur autonome. Trois ans plus tard, éclate une guerre fratricide entre les clans Barzani et Talabani, le puissant rival kurde irakien décédé ce mardi, pour le partage du gâteau kurde. Barzani va chercher l’appui des chars de Saddam. Le conflit s’achève sans vainqueur, ni vaincu, avec un partage géographique et financier de la région en zones d’influence. Au Nord dominent les Barzani, au Sud, Talabani et son parti, l’UPK.
Un système autoritaire.


Massoud Barzani est depuis le parrain d’un Kurdistan irakien doté, après la chute du dictateur et l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2005, d’institutions en principe démocratiques. Il est le président en exercice bien que son mandat ait expiré voici deux ans. Son neveu Nechirvan, fils d’Idriss, est son fringant premier ministre. Très présent dans les affaires, il s’est construit en quelques années l’une des plus grandes fortunes du Moyen-Orient. Proche des « néo-cons » américains, il a profité du boom pétrolier pour faire d’Erbil une sorte de Dubaï, entre désert et montagne. La bourgade provinciale s’est couverte de lotissements, de villas de luxe, de gratte-ciel, d’autoroutes circulaires et de centre commerciaux. Mais l’argent des pétrodollars, qui coulait à flots, s’est tari avec la chute des prix de l’or noir. La région a plongé dans la récession, les salaires des innombrables fonctionnaires sont amputés, et l’étoile du premier ministre a pâli comme le soleil du drapeau du parti présidentiel, le PDK.

Masrour, le fils de Massoud, dirige le conseil de sécurité du Kurdistan et à la haute main sur les services secrets kurdes. La légende urbaine prétend qu’à Erbil, la capitale, il est plus craint que son père. Son prénom est avancé en cas de succession dynastique. Massoud Barzani s’appuie aussi sur Sirwan, un neveu, général pechmerga, qui a repris du service pour s’engager dans les combats contre Daech. Manager avisé de Korek Telecom, un grand opérateur de téléphonie mobile en Irak, le businessman n’avait fermé son réseau à Mossoul que lorsque l’État islamique s’était retourné contre les Kurdes.

Les responsables du parti d’opposition Gorran dénoncent un système autoritaire basé sur la corruption, le népotisme et le clientélisme. Il est ainsi de notoriété publique dans le milieu des affaires que les réseaux Barzani sont incontournables pour décrocher des contrats. Les dessous-de-table sont devenus la norme. Formés pour les plus jeunes dans les meilleures écoles de commerce américaines et européennes, les apparatchiks du nouveau potentat engrangent les dividendes, tandis que la population se paupérise. Âgé de 71 ans, Massoud Barzani soutient qu’il ne briguera pas de nouveau mandat présidentiel. Il assure en même temps qu’il mènera son projet d’indépendance à son terme. Un processus est en cours pour organiser des élections générales. Il ne devrait pas empêcher Barzani de rester le vrai patron. Pays de poussière, le Kurdistan irakien entre dans une période de brouillard. ■


"A Bagdad, les visages ont changé mais les mentalités sont restées les mêmes"
Massoud Barzani