Depuis la nuit des temps les Kurdes célèbrent leur Nouvel an, Newroz, le 21 mars, jour de l’équinoxe du printemps.
Newroz, qui en kurde signifie le jour nouveau, celui d’une année nouvelle qui commence avec le renouveau de la nature après les rudes et sombres mois de l’hiver, est célébré par des festivités qui peuvent durer plusieurs jours.
Ce Nouvel an aux origines préislamiques est également fêté par les autres peuples iraniens (Béloutches, Persans, Pashtouns, Tadjiks, etc) ainsi que par certains de leurs voisins d’Asie centrale (Ouzbeks, Kazakhs, Turkmènes), en Azerbaïdjan, dans les lointaines communautés parsies zoroastriennes de l’Inde et chez les Bahaïs. C’est donc un grand événement culturel qui dépasse les clivages religieux, confessionnels, ethniques qui est célébré le 21 mars par plus de 300 millions de personnes à travers le monde. C’est sans doute pour cela qu’il a été inscrit en 2009 sur la Liste du Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO et le 23 février 2010 l’Assemblée générale des Nations unies a reconnu à l’unanimité le 21 mars comme une Journée internationale de paix.
Cette fête du Nouvel an présente une grande variété de rituels et de traditions de célébration qui diffèrent d’un peuple à l’autre.
Ainsi, chez les Persans et chez les peuples qui s’inspirent de leurs traditions, le Nourouz est une belle fête du Nouvel an à caractère privé et familial où après le rituel de « nettoyage du printemps » on s’habille de neuf et on rend visite à des amis et à des proches, on festoie autour d’une table bien garnie comportant notamment « haft sîn », sept mets dont le nom persan commence par un s, comme sîb, pomme ; sîr, ail ; sabza, légume ; somaq, sumac, etc. La période des fêtes s’achève le 13ème jour par un pique-nique familial en plein air. Le Nourouz persan est donc une sorte de Saint Sylvestre prolongée pour fêter entre amis et proches l’année nouvelle du calendrier iranien où en 2021 on est 1400.
Dans la tradition kurde, le Newroz n’est pas qu’une fête du Nouvel an célébrant l’arrivée du printemps. C’est aussi et surtout le jour anniversaire de la victoire d’un peuple asservi qui s’est soulevé à l’appel de Kawa le Forgeron contre le tyran sanguinaire Zahâk, une fête d’émancipation et de liberté.
Dans la mythologie kurde Zahâk est un prince des ténèbres qui est arrivé au pouvoir grâce à un pacte avec Ahriman, le dieu du Mal et des Ténèbres, évoqué dans l’Avesta de Zarathoustra il y a plus de 4000 ans et précurseur du Diable, Satan et autre Ibliss des religions monothéistes. Zahâk jouit d’un pouvoir absolu de vie et de mort sur ses sujets mais il est affligé d’un mal incurable : sur chacune de ses épaules, où Ahriman avait posé un baiser lors de la conclusion de leur pacte, pousse un serpent qui lui empoisonne la vie. Convoqués, ses médecins, craignant eux-mêmes pour leur vie, lui conseillent d’appliquer chaque jour la cervelle d’un jeune homme sur chacune de ses épaules. Au fil des ans cette hécatombe de la jeunesse suscite un mécontentement général. Pour tenter d’y remédier, trois chevaliers se présentent à la cour et parviennent à convaincre le tyran de les engager comme ses nouveaux médecins. Discrètement, ils décident d’épargner chaque jour l’un des jeunes à sacrifier en appliquant à la place de sa cervelle celle d’un mouton. Les jeunes rescapés se réfugient dans la montagne où ils survivent grâce à des moutons et des chèvres que les paysans leur font parvenir. Lorsqu’après quelques années de ce stratagème ils deviennent suffisamment nombreux le forgeron Kawa, dont 16 des 17 fils ont déjà été sacrifiés à Zahâk, fait de son tablier un étendard et appelle la population contre le tyran sanguinaire. Avec l’aide de la jeune et vaillante troupe de la montagne le soulèvement populaire est victorieux, Zahâk est tué le 21 mars, le peuple est libéré de la tyrannie et un nouveau jour, un Newroz, advient.
C’est cette victoire de la résistance et de la liberté que les Kurdes célèbrent chaque année autour de l’équinoxe du printemps. La célébration commence traditionnellement le Mercredi Rouge (çarsema sor), le dernier mercredi précédant le 21 mars. On allume sur la place publique d’immenses feux où on jette les vieux vêtements d’hiver et on danse avec entrain et joie autour du feu pour se débarrasser aussi des soucis et tracas de l’année écoulée ainsi que des démons et des mauvais esprits. Une fois délestés de tous ces oripeaux du passé, animés d’un esprit neuf et habillé de ses plus beaux parements, on fête l’année nouvelle par des marches aux flambeaux dans la montagne le 20 mars pour honorer la mémoire des résistants a la tyrannie qui s’y étaient réfugiés et y préparaient patiemment l’heure de la libération. Le 21 mars, on célèbre le nouvel an et la liberté par des festivités collectives, avec des danses et des chants accompagnés de musiques entrainantes, réunissant des gens de tout âge, de toutes conditions et de toutes confessions. Naguère il y avait aussi des spectacles de jeux d’adresse, des courses hippiques, du polo (cirîd) pour agrémenter et conclure ces festivités.
C’est lors de l’un de ces Newroz que Mem, le Roméo kurde, rencontre sa belle dulcinée Zîn, la Juliette kurde, héros de l’épopée nationale kurde Mem et Zîn du grand poète classique Ehmedê Khani, achevée en 1695. La version populaire et orale de cette épopée Mamé Alan est beaucoup plus ancienne.
La célébration de Newroz était, au même titre que toute autre manifestation de la culture, de la langue et de l’identité kurdes, interdite et sévèrement réprimée en Turquie de 1924 à 1995. La répression des festivités de Newroz en 1992 a fait une centaine de morts dans la population civile. Depuis 1995, le régime turc tente de récupérer cette fête qu’il considère désormais comme une fête du printemps des peuples turcophones !
Dans la tradition kurde, l’esprit de Newroz est l’esprit de la résistance à la tyrannie, de la révolte contre l’injustice, contre toutes les injustices. La symbolique de Newroz, le peuple asservi retrouve sa liberté grâce à sa résistance sous l’étendard du forgeron Kawa, un artisan qui forge ainsi le destin collectif et qui met un terme au règne d’un tyran sacrifiant la jeunesse, c’est-à-dire l’avenir du pays pour son confort personnel et pour sa survie, reste un ressort puissant de la psyché et de l’imaginaire collectifs kurdes. Dans cet esprit, le salut n’est pas espéré du Ciel, du Messie ou de tel ou tel prophète pas plus qu’il n’est attendu d’hommes providentiels, généraux ou princes. L’émancipation sera le fruit d’une résistance collective sous la houlette d’un homme du peuple comme Kawa le Forgeron dont l’exemple reste toujours d’actualité. Lever l’étendard de Kawa signifie encore se soulever contre la tyrannie. Les statues de ce héros mythique trouvent une place d’honneur dans les villes kurdes libres. Il y en avait une, de fort belle facture, sur la place principale d’Afrin avant l’occupation turque de ce canton kurde syrien. L’armée turque l’a déboulonnée comme elle a détruit d’autres sites historiques et culturels kurdes locaux pour éliminer toute trace de la présence plus que millénaire des Kurdes dans cette région. Cette place d’Afrin porte désormais le nom d’Erdogan que les Kurdes considèrent comme un nouveau Zahak, un tyran comme hier Saddam Hussein et aujourd’hui le Boucher de Damas.
Nombre de Kurdes de Syrie évoquent ces temps-ci ces vers de Hugo écrits il y a près de deux siècles et hélas toujours d’actualité: « Les Turcs sont passés par là, tout est deuil et ruine. »
Dans la tradition persane, qui dérive du Shahnâmeh, le Livre des rois, de Ferdowsi, on parle aussi de Zahâk et de Kâveh le Forgeron. Mais pour ce poète fondateur de la littérature persane, qui a écrit son épopée au début du XIème siècle sur la commande du roi Mahmoud Ghaznavi, dont en préambule il fait l’éloge, l’objectif premier est de glorifier le passé d’un Iran meurtri depuis les invasions musulmanes. Zahâk est un tyran arabe. Il est vaincu et capturé dans son palais de Bagdad par le prince iranien Féridoun, qui le ligote et le fait transporter en Iran au Mont Damâvand où il meurt crucifié. Kâveh le Forgeron a rassemblé sous son étendard une foule considérable qu’il conduit devant le palais du prince Féridoun pour l’aider à combattre le tyran. En raison de ce soutien décisif, son tablier, le fameux Etendard de Kâveh, est devenu une relique honorée par tous ceux qui devenaient rois, qui le brandissaient, l’ornaient de joyaux en signe de reconnaissance pour le rôle de ce forgeron dans le rétablissement d’une souveraineté légitime. Cet Etendard, dit le poète « fut pour eux comme un Soleil dans la nuit obscure ». Selon Ferdowsi « les Kurdes actuels sont les descendants » des jeunes qui s’étaient réfugiés dans la montagne et « à l’égard de Dieu ils n’ont ni crainte ni haine ».
La réputation de « mécréant » des Kurdes ne date donc pas d’hier, d’autant que leur version de Kawa le Forgeron, leader du victorieux soulèvement populaire contre la tyrannie, diffère radicalement de celle monarchisée et anachronique d’un héros qui se met au service d’un prince légitime, devenu le bon roi Féridoun qui régna « plus de cinq cent ans ». Ferdowsi n’est évidemment pas un historien mais un grand poète, un talentueux conteur oriental de mythes et de légendes à la manière de son lointain prédécesseur grec Homère.
La symbolique de Newroz reste très vivante chez les Kurdes et son esprit anime toujours leur résistance. C’est au lendemain du Mercredi Rouge, le 18 mars, qui se trouve être aussi la date anniversaire de la Commune de Paris, que le député kurde Omer Gergerlioglu, condamné à 2,5 ans de prison pour un simple tweet par la justice de Zahâk turc et déchu de son mandat de député, a crié en kurde, avec ses collègues kurdes, dans l’hémicycle du Parlement : Berxwedan Jiyan e, Résister c’est Vivre ! Cela résume l’esprit et le message de Newroz qui est aussi celui du grand Hugo lorsqu’il dit : « Ceux qui luttent sont ceux qui vivent. »
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