« Nous, enfants-soldats des Moudjahidin du peuple iranien »

mis à jour le Dimanche 9 juin 2024 à 15h27

Lemonde.fr | Ghazal Golshiri

Enquête - Nées dans les années 1980 de parents proches des Mujaheddin-e Khalq, qui menèrent une lutte armée contre le chah, puis la République islamique d’Iran, trois anciennes recrues racontent en exclusivité au « Monde » leur enrôlement dans ce mouvement retiré de la liste des organisations terroristes de l’Union européenne en 2009.

« J’avais 14 ans quand j’ai appris à tirer à la Kalachnikov, à conduire un char, à manœuvrer dans un champ de mines et à me battre. » C’était en Irak, en 1998 : Amir Vafa était alors enfant-soldat des Mujaheddin-e Khalq (MEK, « combattants du peuple »). Le quadragénaire, qui vit aujourd’hui en Suède, reproche à cette organisation iranienne d’avoir séparé des enfants de leur famille, d’avoir exercé des pressions psychologiques à leur encontre et d’avoir fait d’eux des guerriers en vue de renverser le régime islamique au pouvoir à Téhéran depuis la révolution de 1979.

Il aura fallu du temps à Amir Vafa – quinze ans après avoir déserté les rangs des MEK, en 2004 – pour oser parler publiquement de son expérience. Parmi ses anciens camarades de tranchées, il est le premier à avoir témoigné sous sa véritable identité, en 2019, dans le média persanophone Mihan TV. « Suite à ce temps long sous l’emprise de l’organisation, j’ai eu besoin de me reconstruire, explique-t-il au Monde, lors d’une rencontre dans un café de Stockholm. Et puis, j’avais peur des représailles. »

Après avoir renoncé, en 2001, à la lutte armée et aux actions violentes, le groupe en exil – également connu sous l’appellation d’Organisation des moudjahidin du peuple iranien (OMPI) – est parvenu à s’extraire des listes des entités terroristes américaine et européenne où il figurait depuis des années.

Se présentant comme une alternative pacifique, démocratique et non nucléaire au régime de Téhéran, il jouit aujourd’hui encore d’une influence considérable en Occident, notamment aux Etats-Unis et en France. Environ 2 000 membres vivent aujourd’hui en Albanie.

Procès expéditifs

« Désormais, ma vie est stable et j’ai besoin de raconter ce que d’autres enfants et moi avons subi », dit posément M. Vafa, devenu père de deux fillettes. Suivant son exemple, les langues ont commencé à se délier. Deux autres ex-enfants-soldats ont accepté de décrire au Monde leur trajectoire personnelle au sein des Mujaheddin-e Khalq, à visage découvert. Une dizaine d’anciens membres ont également apporté leur témoignage, certains à condition que soit préservé leur anonymat. Selon leurs dires, plusieurs dizaines d’enfants, au moins, sont passés par les bataillons de l’organisation.

Sollicité par Le Monde sur les points-clés de cette enquête, les MEK n’ont pas souhaité répondre. Ils ont, par la suite, adressé un courriel au Monde discréditant par avance nos témoins dont ils ne connaissaient pourtant pas l’identité, les qualifiant d’« agents notoires du régime des mollahs ». Sur son site, l’organisation affirme que ces enfants ont rejoint l’« armée de la libération » de leur plein gré.

Né à Paris en 1983, Amir est le fils de deux activistes des Moudjahidin du peuple qui ont fui la répression en Iran. Cette organisation de tendance « islamo-marxiste », apparue dans les années 1960, a pris une part active au soulèvement de 1979 qui détrôna Mohammad Reza Pahlavi, le dernier chah. Comme les autres forces d’opposition, elle subit l’irrésistible montée en puissance de l’ayatollah Khomeyni, qui s’efforce alors de les éliminer à l’issue de procès expéditifs devant les tribunaux révolutionnaires. La simple possession d’une brochure du groupe peut valoir une arrestation, voire la mort.

Les Moudjahidin du peuple ripostent violemment. En 1981, soixante-douze responsables de la jeune théocratie iranienne périssent dans une série d’explosions à Téhéran. Les blessés se comptent par dizaines : Ali Khamenei, l’actuel Guide suprême et plus haute autorité de l’Iran, perd l’usage de son bras droit dans l’un de ces attentats. Cette même année sonne le départ en exil pour les membres de l’organisation, dont les parents d’Amir et leur chef, Massoud Radjavi. Ce dernier choisit d’implanter son quartier général en France. Tandis que le Conseil national de la résistance en Iran, vitrine politique du mouvement, voit le jour à Auvers-sur-Oise (Val-d’Oise), Esmail Vafa Yaghmayie et sa femme sont accueillis à moins de quinze kilomètres, à Osny, chez une famille de sympathisants.

Le Moyen-Orient est alors à feu et à sang. Les hostilités ouvertes par le président irakien, Saddam Hussein, contre son voisin iranien en 1980 ont déclenché un conflit qui ne s’arrêtera que huit ans plus tard. En proie à la guerre civile, Beyrouth voit l’ascension de groupes armés financés par Téhéran. Dans l’espoir d’obtenir la libération d’otages français au Liban, Jacques Chirac, nommé premier ministre en mars 1986, accepte d’annuler le droit d’asile qu’avait octroyé la France aux activistes iraniens anti-Khomeyni. Massoud Radjavi quitte l’Hexagone en 1986. Les opérations de police se multiplient à Auvers-sur-Oise. En décembre 1987, l’ordre d’expulsion est signé.

Une « révolution idéologique »

Amir n’a pas encore 3 ans quand ses parents s’envolent pour Bagdad. Saddam Hussein y a offert à Massoud Radjavi un accueil digne d’un chef d’Etat et, à ses partisans, un terrain situé à 70 kilomètres au nord de la capitale irakienne : le « camp Achraf », où permission leur est donnée d’organiser la lutte armée contre l’ennemi commun à Téhéran. Comme tous les enfants d’Achraf, Amir est alors « séparé de [s]es parents » : « J’allais à l’école le jour, je dormais dans un pensionnat la nuit. » Son père, Esmail Vafa Yaghmayie, poète attitré des Moudjahidin, se consacre à l’écriture de chants à la gloire du mouvement. Sa mère, Akram, est chargée de la communication et, plus tard, de sa logistique. Il ne les voit qu’en de « rares occasions ».

Le 22 juillet 1988, un cessez-le-feu, signé sous l’égide des Nations unies par Bagdad et Téhéran, doit mettre fin à la guerre. Mais, trois jours plus tard, Massoud Radjavi annonce une offensive d’envergure. Baptisée « Foroughe Javidan » (« Lumière éternelle »), soutenue par l’aviation irakienne, l’opération vise à s’emparer de la grande ville iranienne de Kermanchah, située à plus de 150 kilomètres de la frontière irakienne. Selon son propre décompte, l’organisation perd 1 304 hommes dans les combats.

L’échec de cette offensive va avoir des répercussions dramatiques. En Iran, d’abord, où des milliers de prisonniers politiques – parfois sans rapport avec les MEK – sont exécutés. Au sein de l’organisation, ensuite, qui opère une « révolution idéologique » censée remettre au pas des combattants jugés démotivés. Pour les couples militants, le divorce est rendu obligatoire : les liens familiaux desserviraient la lutte.

En cette même année 1989, Maryam Radjavi – qui a épousé, en 1985, Massoud Radjavi après avoir divorcé de Mehdi Abrishamchi, l’une des figures importantes du groupe – est propulsée « première autorité » de l’organisation. Selon les anciens membres du mouvement interrogés par Le Monde, c’est alors que commence la « transformation » du mouvement, qui se met à exercer « toutes sortes de pressions psychologiques » sur la cellule familiale, dont vont pâtir, en particulier, les enfants.

En 1991, pendant la guerre du Golfe déclenchée par l’invasion irakienne du Koweït, plusieurs centaines d’entre eux sont envoyés loin de leurs parents, en Europe, aux Etats-Unis et au Canada. Ils deviennent les émissaires de la « cause » en Occident, où ils participent à des collectes de dons et à des rassemblements, distribuent des tracts, etc. D’après les témoignages recueillis par Le Monde, l’objectif était aussi de « briser davantage les liens familiaux ». Les Mujaheddin-e Khalq, dans leur réponse adressée au Monde, rejettent cette accusation, expliquant qu’Amir « a été envoyé par ses parents, comme d’autres enfants, durant la guerre et les bombardements de l’Irak en 1991, pour se trouver sain et sauf en Suède ».

Amir, alors âgé de 8 ans, est recueilli par la famille iranienne qui l’avait déjà hébergé en France quand il était bébé et qui vit désormais en Suède. « Mes parents me manquaient beaucoup, se souvient-il aujourd’hui. J’étais persuadé qu’ils allaient bientôt libérer l’Iran du joug de Khomeyni et que nous allions tous y retourner pour vivre ensemble. »

Le petit garçon l’ignore, mais son père a décidé de s’éloigner du noyau dur d’Achraf. « Quand nous étions encore en Europe, j’avais lu des livres de philosophie écrits par Voltaire et Spinoza, nous précise ce dernier. Petit à petit, j’ai perdu la foi en l’islam et en l’idéologie de l’organisation. Je sentais que celle-ci ne nous permettrait pas d’accéder à la démocratie. » En 1993, il quitte l’Irak pour la France, où il intègre le Conseil national de la résistance en Iran, l’organe politique du mouvement, à Auvers-sur-Oise. Esmail Vafa Yaghmayie a rompu avec l’organisation en 2004 et vit, depuis, à Paris.

« Ne crois pas que tu sois trop jeune »

Père et fils se retrouvent en France, en 1997. Amir « revi[t] ». Il apprend le français, c’est un bon élève. Pendant son temps libre, il se rend à Auvers-sur-Oise, où il fréquente des enfants de son âge, au parcours proche du sien : « J’avais déjà rencontré certains d’entre eux en Irak, ils étaient comme mes frères et sœurs. » Le centre leur dispense des cours d’histoire glorifiant la lutte contre le chah d’Iran puis contre le régime islamique : « C’était exaltant, on aurait dit le scénario d’un film d’action dans lequel nous étions les héros appelés à libérer l’Iran. » Amir n’est pas le seul à ressentir cette attraction : « Les ados étaient de plus en plus nombreux à vouloir rejoindre la lutte en Irak. »

Plusieurs y partent. A Auvers-sur-Oise, Amir aperçoit des camarades dans des vidéos projetées dans le centre, où ils sont filmés en uniforme, brandissant une Kalachnikov ou en haut d’un char, sur fond de musique martiale : « Ils étaient devenus de vrais combattants. Devant la caméra, ils affirmaient que leur vie d’avant était insignifiante. » A la même époque, il reçoit une lettre de sa mère, restée à Achraf, l’incitant à la rejoindre. « Tu sais mieux que moi le nombre de tes amis qui sont ici, lui écrit-elle, en février 1998. Quand je les vois, je me demande quand mon cher Amir viendra enfin. Quand tu auras rejoint [notre] armée et que je te verrai en ces habits [uniforme], tous mes rêves seront exaucés – sauf celui de ramener, ensemble, tante Maryam [Radjavi] (…) à Téhéran. » Elle ajoute : « Ne crois pas que tu sois trop jeune (…). Tu sais mieux que moi que les moudjahidin qui se battaient contre les mercenaires de Khomeyni quand nous étions toujours en Iran étaient plus jeunes que toi. » Dans l’enveloppe, sa mère a glissé deux photos : l’une de Massoud Radjavi, l’autre de son épouse.

Maryam Radjavi – proclamée par l’organisation « future présidente de l’Iran » en 1993 – est vénérée par le groupe et ses sympathisants : elle incarne la femme révolutionnaire qui mettra à genoux le régime islamique. Au sein des MEK, les plus hautes fonctions militaires sont souvent confiées à des femmes – une singularité mise en avant par l’organisation pour prouver aux Occidentaux son attachement à l’égalité de genre. Pour le jeune Amir, Massoud Radjavi est « notre père à tous », un homme « irréprochable, comme un dieu », et Maryam, « la leader ». Il veut aller combattre en Irak. Son père s’y oppose, insiste pour qu’il obtienne d’abord son baccalauréat. Amir ne cède pas : « Je me sentais inférieur aux autres enfants parce que mon père avait quitté le terrain pour la politique, ce qui était considéré comme moins prestigieux. Tous mes amis partaient en Irak, je voulais les rejoindre. »

« Je me suis battu pour qu’il reste », assure son père aujourd’hui. Puis il s’est résigné, signant un formulaire qui autorisait le départ d’Amir. Celui-ci s’envole pour la Jordanie, le 7 juillet 1998, en compagnie de Sara (un pseudonyme utilisé à la demande du père de celle-ci, toujours membre active du groupe), mineure comme lui. Avec une dizaine d’autres enfants, il est conduit à Bagdad : « Ma mère était là, qui m’attendait… »

Un camp cerné de barbelés

Akram, qui n’a pas vu son fils depuis sept ans, « a l’air heureuse ». Amir, lui, a le sentiment d’être avec « une étrangère ». Les retrouvailles avec des camarades d’Auvers-sur-Oise dans les allées poussiéreuses du camp Achraf le réconfortent. Commence alors un « entraînement militaire et idéologique » : lever à 5 heures, lit au carré, chants révolutionnaires, cours de tir et de combat « pour apprendre à tuer l’adversaire pasdar [membre des gardiens de la révolution, l’armée idéologique de Téhéran] à la baïonnette ».

Les règles sont strictes. La mixité est interdite. Personne ne sort sans autorisation spéciale de ce camp cerné de barbelés, de tours d’observation et de gardes dans leurs bunkers. Bientôt, les adolescents doivent, comme leurs aînés, se livrer à des séances publiques d’autocritique. A partir du début des années 2000, une fois par semaine, chacun doit décrire ses fantasmes sexuels. Les amitiés aussi sont supervisées : « Il était interdit de déjeuner deux fois d’affilée à côté du même camarade », insiste Amir.

Une ambiance délétère à l’abri des regards, que confirmera une étude de 2009 menée par le groupe de réflexion proche de l’armée américaine RAND Corporation. L’organisation y est qualifiée de mouvement « sectaire », dont « la plupart des “recrues” ont été introduites illégalement en Irak ». « Prises au piège » dans ce pays après la confiscation de leurs papiers d’identité, elles sont soumises à une discipline de type militaire, à une stricte séparation des sexes, et doivent observer une « dévotion quasi religieuse envers les Radjavi ». Des descriptions que réfutent les MEK.

Après les entraînements militaires, Amir est devenu soldat. En avril 2001, son unité tombe dans une embuscade tendue par l’armée régulière iranienne, près de Dehloran, en Iran. L’un de ses camarades, Shahram Jouyandeh, est tué. Cet ancien militaire iranien de 42 ans avait été capturé lors de la guerre Iran-Irak et enfermé dans une geôle irakienne avant de devenir combattant des Mujaheddin-e Khalq. « Sa mort m’a changé à tout jamais », lâche Amir.

De retour au camp, les rescapés de l’unité sont accueillis en héros par leurs supérieurs. Un dîner copieux les attend, mais l’adolescent a la nausée. En assistant aux funérailles de son ami « tombé en martyr », il ne supporte plus le contact de sa Kalachnikov. Deux mois plus tard, au cours d’un congrès extraordinaire en Irak, l’organisation annonce qu’elle met fin à ses activités militaires.

Après la Fête du feu

L’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, en mars 2003, change la donne. Massoud Radjavi réunit les combattants qu’il exhorte à se rendre à la frontière avec l’Iran. Amir était là : « Massoud nous a dit : “Dans ce conflit, nous sommes neutres, mais la première roquette qui s’abattra sur nous signifiera que nous ne sommes plus les bienvenus ici et qu’il nous faudra quitter l’Irak. Si les Américains nous demandent : ‘Où allez-vous ?’, nous leur répondrons : ‘On rentre chez nous !’” » D’autres membres présents lors de ce discours et qui ont depuis quitté le groupe ont confié au Monde des souvenirs identiques. « Après ces paroles, soutient Amir, on a tous crié : “On y va !” Plus personne n’avait peur, on pensait qu’on allait enfin sortir de ce purgatoire. »

Le départ est resté gravé dans la mémoire d’Amir. C’était après la nuit de la Fête du feu, le dernier mardi de l’année iranienne, qui se célèbre traditionnellement en famille – le 18 mars 2003. Ses camarades et lui grimpent sur des chars et filent à la frontière iranienne : « J’étais tireur dans un T55 [blindé soviétique] avec, à mes côtés, Amine Golmaryami, qui chargeait les obus. Le soir, on dissimulait le véhicule dans des tranchées. » « Au matin, ajoute-t-il, on avait des séances politiques. » L’ordre d’attaquer l’Iran n’arrivera jamais.

Un jour, l’unité d’Amir est prise pour cible par l’armée américaine. « Leurs soldats nous avaient sûrement confondus avec des Irakiens », estime-t-il aujourd’hui. En apercevant les GI, le jeune homme est submergé par une vague d’espoir : « J’ai pensé que l’Occident allait nous sauver de l’organisation. » Entre-temps, Massoud Radjavi a disparu. L’organisation n’a jamais cessé de diffuser des messages écrits ou audio attribués à l’énigmatique leader, mais certains anciens membres pensent qu’il a été tué dans un bombardement américain. D’autres l’imaginent mener une vie clandestine dans un pays autre que l’Irak.

Les soldats de l’armée américaine sont à Bagdad, l’Irak est un nouvel échiquier politique que Washington croit pouvoir maîtriser. Du point de vue américain, les MEK combattent un ennemi commun – le régime islamique iranien –, mais sont des alliés historiques du dictateur déchu Saddam Hussein ; l’organisation dispose de puissants relais au Congrès, mais elle reste étiquetée « terroriste ». Finalement, ce sont des trublions qu’il s’agit de neutraliser. Sous le coup d’un ultimatum, l’organisation signe un accord de désarmement, le 10 mai 2003, et accepte de se regrouper dans le seul camp Achraf. En vertu du 4article de la convention de Genève, leurs membres bénéficient, dès l’été 2003, du statut de « personnes protégées ».

Des retrouvailles frustrantes

L’organisation consent à laisser partir Amir, non sans lui avoir fait signer au préalable une attestation selon laquelle il a toujours été bien traité. Ce document sera utilisé pour le discréditer quand il brisera l’omerta, devant les caméras de Mihan TV, en 2019, pour révéler son passé d’enfant arraché à sa famille, élevé dans le culte des Radjavi et préparé, dès le plus jeune âge, à devenir soldat. « Les Moudjahidin ne m’auraient jamais laissé partir sans ce papier, mais ça, ils se gardent bien de le préciser », s’indigne Amir.

Une fois sorti de l’organisation, il occupe brièvement les fonctions de traducteur auprès du dentiste d’une base militaire américaine. Pour la première fois de sa vie, il a accès à Internet. Il rêve de rentrer en Europe, mais l’absence de papiers d’identité lui complique la tâche. De premières démarches auprès de la France échouent. La Suède lui répond favorablement. Le 5 octobre 2004, il s’envole pour Stockholm, abandonnant définitivement toute activité au sein des Moudjahidin du peuple iranien.

Beaucoup n’osent pas alors franchir ce pas. C’est par exemple le cas d’Amine Golmaryami, qui se trouvait dans le même char qu’Amir lors de l’invasion américaine. « J’avais peur de ce qui m’attendait à l’extérieur, car, selon la propagande à l’œuvre dans le camp Achraf, les moudjahidin qui quittaient l’organisation étaient souvent violés par les Américains », se souvient M. Golmaryami, lors d’un entretien accordé au Monde en avril 2023, à Cologne, en Allemagne, où il vit depuis qu’il a quitté l’organisation, dix ans auparavant. Aujourd’hui, il « regrette de ne pas avoir suivi Amir ».

Né en 1985 en Iran, Amine a passé une partie de son enfance en Irak. Son père a été tué lors de l’opération « Foroughe Javidan », lancée en 1988 par Massoud Radjavi contre l’armée de l’imam Khomeyni. En 1991, il est envoyé en Allemagne avec ses deux frères aînés. Les trois garçons passent par plusieurs maisons d’hébergement supervisées par le mouvement. A Cologne, Amine est un adolescent de son temps, cheveux peroxydés, oreille percée, qui écoute du rap et sort avec des filles. Rien qui paraisse le prédestiner à un avenir de combattant d’un groupe aux aspirations islamo-marxistes en Irak. Mais il y a les vacances d’été passées au quartier général du mouvement, à Auvers-sur-Oise. Et ce qu’on lui répète inlassablement : à Bagdad, il pourrait retrouver sa mère et l’affection qui lui manque tant. C’est cet espoir qui le pousse à partir, en 2001. « Jamais ils ne m’ont dit que je ne serais que très rarement autorisé à la voir et à lui parler », affirme Amine, qui s’est senti « manipulé ».

Les retrouvailles sont frustrantes et les entraînements militaires le rebutent. Mais le sort réservé aux dissidents le paralyse. Selon une enquête menée en 2002 et 2003 par l’organisation Human Rights Watch, parue en 2005 sous le titre « Sortie interdite. Violations des droits humains dans les camps de l’OMPI », des « membres dissidents » sont « envoyés [dans les geôles d’]Abou Ghraib par l’organisation pour qu’ils soient “sous bonne garde” ». Certains sont « rapatriés en Iran en échange de prisonniers de guerre irakiens (…). [Leur sortie de prison] a permis d’obtenir des informations directes sur les conditions régnant dans les camps de l’OMPI, informations jusque-là inaccessibles au monde extérieur ». Le mouvement a qualifié ce rapport de « biaisé et orienté ».

Fermeture du camp

Après 2003 et l’invasion américaine, les conditions de vie deviennent plus dures encore. Après la disparition mystérieuse de Massoud Radjavi en Irak, son épouse, Maryam Radjavi, est arrêtée, le 17 juin 2003, en France. Pierre de Bousquet de Florian, alors chef de la direction de la surveillance du territoire (DST), ne mâche pas ses mots : cette organisation de type « terroriste », « sectaire » et au fonctionnement « autocratique », « s’est toujours apparentée à des mouvements du type Khmers rouges ». La réaction de ses sympathisants est cependant inattendue. Les tentatives d’immolation par le feu se multiplient à Paris, Londres et Berne. La charismatique leader est libérée quelques jours plus tard et les accusations de terrorisme ne seront pas étayées. En 2014, un non-lieu est prononcé pour les délits financiers.

Loin de l’agitation médiatique, en Irak, un jeune camarade d’Amine se suicide : « Il s’appelait Yasser Akbari Nasab et ne supportait plus l’absence du couple leader ; c’était un garçon fragile qui manquait de repères : il s’est tué en s’immolant dans le camp Achraf, en 2006. »

Cette même année voit l’arrivée au pouvoir, à Bagdad, de Nouri Al-Maliki. Le nouveau premier ministre irakien entretient des relations étroites avec le régime islamique iranien, dont l’influence en Irak se renforce. Les Moudjahidin ne sont plus les bienvenus dans le pays. La fermeture de leur camp est imminente. Les violences aux abords d’Achraf se multiplient. « Face à la police qui nous tirait dessus, nous n’avions que des cartons et des pierres pour nous protéger », se souvient Amine. En 2009, au moins huit moudjahidin tombent sous les balles, plusieurs centaines sont blessés. Un autre raid, en 2011, se solde par la mort de plus de trente moudjahidin.

A l’instar d’autres témoins interrogés par Le Monde, Amine estime aujourd’hui que leurs dirigeants n’ont pas cherché à les protéger : « Au contraire, ils nous envoyaient au-devant des balles pour grossir le bilan des victimes. » Leur objectif, pense-t-il, était de faire pression sur l’Europe et les Etats-Unis afin que l’organisation soit retirée des entités terroristes et de faciliter la réinstallation de ses membres dans un autre pays. En 2012, le déplacement forcé de quelque 3 000 résidents d’Achraf, parqués dans l’ancienne base américaine de Camp Liberty, en banlieue de Bagdad, et « l’absence de toute attaque confirmée de la part du groupe depuis plus d’une décennie » finissent par convaincre Washington de radier le groupe de sa liste noire, trois ans après l’Union européenne.

« Tout contact avec les agents onusiens [du Haut-Commissariat pour les réfugiés de l’ONU (HCR)] qui se rendaient régulièrement à Camp Liberty nous avait été interdit par les dirigeants [des MEK] », assure Amine Golmaryami. Le jeune homme tente un stratagème : il glisse discrètement dans le sac d’une employée du HCR un message de détresse, rédigé en anglais par un ami et dissimulé à l’intérieur d’un paquet de cigarettes. « J’espère que vous comprendrez l’urgence de ce rendez-vous [que je demande], parce que je ressens une forte pression concernant mon avenir », peut-on lire dans cette missive non datée que Le Monde a pu consulter auprès du HCR.

Il est rapidement convoqué pour un entretien qui, à sa demande, se renouvelle toutes les deux semaines : « A ce stade, il était important que les Moudjahidin [du peuple] sachent que mon cas était suivi de près. Face aux pressions et aux représailles du groupe, c’était une garantie pour ma sécurité. » Sa requête n’aboutira pas, mais alors que Camp Liberty est à son tour la cible d’attaques, les Moudjahidin obtiennent, sous la pression des Etats-Unis et de l’ONU, la permission de l’Albanie de s’installer sur son territoire, près de Tirana.

Amine et ses deux frères sont parmi les premiers à se rendre dans ce nouveau quartier général, en mai 2013. Les membres y sont encore peu nombreux, et les règles relativement souples : « On allait pique-niquer dans les montagnes autour de Tirana. On pouvait enfin se parler librement et avoir des gestes amicaux. »

Poursuivre un combat naturel

En Irak, un sort funeste attend les derniers réfractaires d’Achraf. Le 1er septembre 2013, des violences aboutissent à un massacre. Les enquêteurs des Nations unies dénombrent cinquante-deux cadavres, pour la plupart exécutés. Montré du doigt, le gouvernement irakien nie toute responsabilité dans ce bain de sang.

Loin de cet enfer, et aux portes de l’Europe, Amine n’a plus que l’Allemagne en tête. Il s’évade en 2014 et finit par rejoindre le pays de son adolescence. Son premier acte d’homme libre est d’aller manger au McDonald’s, le second, de demander l’asile politique, qu’il obtient l’année suivante. Aujourd’hui, il a la nationalité allemande.

En août 2019, il est rejoint à Cologne par l’un de ses camarades, Mohammad Reza Torabi, « ancien soldat des Moudjahidin [du peuple], comme [lui] ». L’homme a connu un parcours similaire, avec une adolescence en exil dans une famille d’accueil au Canada. Les discours de sympathisants lui faisant miroiter des retrouvailles avec ses parents restés en Irak le décident à partir, en 1999. Il est alors âgé de 17 ans. Le premier contact est décevant. Sa mère est « froide » et « distante », son père n’est pas présent. « Le lendemain, elle m’a dit qu’il était mort quelques années plus tôt d’un AVC, mais il y avait dans son récit des détails qui clochaient », se remémore Mohammad Reza Torabi, lors d’un entretien avec Le Monde organisé, en avril 2023, à Cologne, où il vit lui aussi. Ses doutes n’ébranlent pas sa foi en l’organisation. Il lui paraît alors naturel de poursuivre un combat commencé par ses parents et ses oncles. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres membres, les Moudjahidin du peuple sont, avant tout, une affaire de famille.

Les oncles de Mohammad Reza Torabi ont été exécutés par le régime de Khomeyni dans les premières années suivant la révolution de 1979. Ses parents ont été arrêtés en 1982, alors qu’ils tentaient de fuir l’Iran. Lui n’était encore qu’un nourrisson. Condamnée à cinq ans d’incarcération, sa mère, Zahra Seraj, le garda auprès d’elle durant la première année, dans la prison d’Evin, à Téhéran. Il fut ensuite envoyé chez sa grand-mère. Son père, Ghorbanali Torabi, fut emprisonné sept ans. A sa libération, en 1989, la famille s’enfuit en Irak pour y rejoindre les MEK.

De retour à Achraf à l’âge de 17 ans, Mohammad Reza Torabi est un membre zélé. Rapidement lui est assignée la tâche d’« accueillir » les jeunes arrivants. « Notre objectif était de leur laver le cerveau, de leur faire oublier leur vie d’avant pour leur inculquer l’idéologie des Moudjahidin [du peuple], énonce-t-il sans ambages. Mon dévouement était sans faille. » Avec le recul, il juge avoir été lui-même victime de « manipulations », tout en regrettant « le mal [qu’il a] commis dans le cadre de ces fonctions ».

En 2003, il est envoyé avec une unité combattante à la frontière iranienne. Son nom apparaît dans un livre publié l’année suivante par le journaliste Saul Hudson travaillant pour l’agence Reuters. Embarqué dans l’armée américaine, le journaliste interroge Mohammad Reza Torabi, qui se déclare « très heureux » d’avoir des femmes pour commandantes : « Comme je parlais l’anglais, j’étais le porte-parole de mon unité auprès des troupes américaines », souligne-t-il aujourd’hui.

Les tortures infligées à Achraf

Sa loyauté à toute épreuve lui vaut le « très rare privilège » d’accéder à Internet. C’est ainsi qu’en inscrivant le nom de son père dans le moteur de recherche il découvre un court article publié sur le site de l’organisation Nejat, considérée par certains comme proche des services de renseignement iraniens. L’auteur de l’article, Alireza Mirasgari, a bien connu le père de Mohammad Reza avant de claquer la porte des MEK et de retourner à Téhéran, en 2003. Selon ce dissident, le père de Mohammad Reza est mort en 1994, à la suite de tortures infligées dans un centre de détention du camp Achraf. Pour le jeune homme, ces révélations ne peuvent être qu’un tissu de mensonges, élaborés pour alimenter la propagande de l’ennemi. Mais le doute s’installe.

Mohammad Reza Torabi est l’un des derniers moudjahidin à quitter Bagdad pour Tirana, en août 2016. Dans cette ville, il « redécouvre la vie » et s’éprend de liberté. D’anciens camarades, qui ont déjà quitté le mouvement, l’incitent à faire défection. Il reprend contact avec sa famille d’accueil au Canada : « Elle m’a beaucoup aidé, en me donnant confiance en moi et en me soutenant financièrement. » Après de « laborieuses tractations » avec ses supérieurs, il parvient à s’extraire du groupe le 3 mars 2017 – date qu’il n’oubliera jamais – et s’installe chez un ex-membre des Moudjahidin du peuple iranien, à Tirana.

Toujours obsédé par la mort de son père, il reprend ses recherches et trouve le rapport de Human Rights Watch, datant d’une douzaine d’années, qui dénonçait les purges menées au sein de l’organisation entre 1994 et 1995, à l’encontre des membres « soupçonnés de nourrir des opinions divergentes » : « Abbas Sadeghinejad [un dissident] a déclaré à Human Rights Watch qu’il avait (…) été témoin de la mort d’un autre détenu, Ghorbanali Torabi, après que ce dernier [était] revenu d’une séance d’interrogatoire dans la cellule qu’il partageait avec lui. »

La rupture est sans appel : « C’était comme si, toutes ces années, tout le monde – sauf moi – connaissait la vérité sur la mort de mon père. Certains cadres que j’avais fréquentés étaient directement responsables de sa mort. Aujourd’hui encore, cette idée me met hors de moi. » En août 2018, Mohammad Reza franchit à pied la frontière avec la Grèce, parvient à obtenir un faux passeport et finit par arriver en Allemagne, où il obtient le statut de réfugié en avril de l’année suivante.

Campagnes de dénigrement

Actuellement, Mohammad Reza Torabi est marié à une Allemande, leur premier enfant est né en janvier 2024. Il est surveillant dans une école primaire. Il voit régulièrement Amine Golmaryami, et tous les deux sont en contact permanent avec Amir Vafa, à Stockholm. Avec d’autres anciens enfants-soldats moudjahidin, ils échangent des nouvelles de l’organisation sur des groupes WhatsApp et se soutiennent mutuellement. Beaucoup sont tombés dans la toxicomanie ou l’alcoolisme, ou souffrent de « troubles psychiques », se désolent-ils. Tous trois font partie des « chanceux » qui ont pu se reconstruire une vie « stable » et « saine ».

Amir Vafa a obtenu un diplôme qui lui permet de travailler depuis peu comme ingénieur en dépollution des sols. Il apparaît dans un film documentaire, The Children of Camp Ashraf, sorti en Suède en mars. Sara, l’adolescente partie avec lui en Irak en 1998, n’a jamais quitté les MEK. Son père lui a rendu visite, sous la surveillance de l’organisation, fin 2016, à Tirana. Amine Golmaryami, lui, étudie les arts plastiques à l’Académie des arts médiatiques de Cologne depuis octobre 2023. L’un de ses projets porte sur les enfants-soldats moudjahidin. A la naissance de son fils, en 2022, il s’est fait tatouer le mot home (« maison » en anglais) sur la main : « J’ai enfin ma propre famille, un foyer à moi », s’émeut-il.

L’année précédente, il avait accepté de raconter son histoire à l’hebdomadaire Die Zeit. Les MEK ont poursuivi le média en justice pour « diffusion de fausses déclarations », réclamant le retrait de l’article. En janvier 2023, l’organisation a perdu le procès. Avant même la publication, la mère d’Amine Golmaryami a adressé une lettre à l’hebdomadaire dénonçant une « manipulation dégueulasse ». Elle accuse aussi l’autrice de l’article, Luisa Hommerich, d’être à la solde de la « Gestapo des mollahs ». « Ce sujet a été l’un des plus difficiles, des plus angoissants et des plus passionnants de ma carrière, témoigne Luisa Hommerich. Je suis heureuse de l’avoir fait et suis reconnaissante du courage dont ont fait preuve mes interlocuteurs. »

La mère d’Amir Vafa a pris la parole sur la chaîne télévisée des Moudjahidin du peuple, Simay Azadi, après les confidences au média persanophone Mihan TV de son fils, selon elle « vendu au ministère des renseignements iranien ». Amine, Amir et Mohammad Reza continuent de dénoncer les « pratiques sectaires » du groupe sur les réseaux sociaux, malgré le déferlement d’injures et les campagnes de dénigrement en ligne menées par les Moudjahidin du peuple et leurs sympathisants. Bien sûr, leurs propos sont récupérés par la République islamique d’Iran. Mais ces hommes, qui n’éprouvent aucune sympathie à l’égard du régime de Téhéran, veulent que leur histoire soit entendue. Vingt ans après la mort de son père, Mohammad Reza Torabi commence à peine à faire son deuil. Il veut porter plainte contre les MEK pour « assassinat » et « trafic d’enfants ».

« Nous avons été confiés à cette organisation, qui nous a trahis et menés à la guerre, soutient Amine Golmaryami. Beaucoup de nos amis sont morts. Certains se sont immolés par le feu. Aujourd’hui, les Moudjahidin [du peuple] sont incapables d’admettre leurs torts ou de nous demander pardon. Ceux-là mêmes qui prétendent lutter pour rendre leur liberté aux Iraniens devraient commencer par la rendre à leurs membres. »