Nouveau procès d'intellectuels en Turquie

InfoIls sont poursuivis pour un rapport sur les minorités commandé par l'Etat.

Par Marc SEMO - jeudi 16 février 2006 - Ankara envoyé spécial

Un peloton de policiers antiémeute avec casques et boucliers campe l'arme au pied au premier étage du palais de justice de la capitale turque, à côté de la petite salle où s'entassent défenseurs des droits de l'homme, diplomates occidentaux et représentants de l'Union européenne.

Après celui du célèbre romancier Orhan Pamuk, finalement relaxé par un tribunal d'Istanbul, c'est un nouveau procès test pour la liberté d'expression en Turquie qui s'est ouvert hier à Ankara contre deux universitaires de renom, Baskin Oran et Ibrahim Kaboglu, accusés «d'insulte à la justice turque» et «d'incitation à la haine». Ils risquent chacun jusqu'à cinq ans de prison.

«Affaire absurde». «C'est la liberté de pensée qui est jugée ici», a lancé aux juges Ibrahim Kaboglu, constitutionnaliste. «C'est une affaire absurde qui humilie la Turquie», s'indigne Baskin Oran, professeur de sciences politiques à l'université d'Ankara. Tous deux étaient membres du Conseil pour les droits de l'homme dépendant du Premier ministre. Ils avaient rédigé à l'automne 2004 un rapport accablant sur la situation des minorités en Turquie, dénonçant «un climat de paranoïa» et soulignant que «les plus inoffensives revendications identitaires sont considérées comme une volonté de division, et donc réprimées» (Libération du 15 décembre 2004). Le document proposait des amendements constitutionnels et législatifs en faveur des minorités qui viendraient s'ajouter aux réformes proeuropéennes déjà adoptées. Le gouvernement avait d'abord tenté d'enterrer ce document explosif puis l'avait publiquement désavoué. Les milieux nationalistes avaient porté plainte. Le procureur d'Ankara aurait pu classer l'affaire mais a décidé d'ouvrir les poursuites.

«Certains secteurs de l'Etat pensent que ce rapport minait les fondements théoriques mêmes de la République, en proposant notamment de remplacer le terme "Turc" par celui de "citoyen de Turquie", afin de reconnaître symboliquement une totale égalité aux 72 millions d'habitants, qu'ils soient turcs, kurdes ou autres», explique Baskin Oran, qui, après la publication de ce texte, avait été considéré comme un «traître» et reçu des menaces de mort. Dans 37 pages de défense, il démonte l'absurdité de ces accusations et les ambiguïtés de l'AKP, le parti au pouvoir issu du mouvement islamiste, qui, après avoir encouragé les réformes européennes, flatte désormais le nationalisme montant dans l'opinion. «Dans ses discours, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan parle désormais des "citoyens de Turquie" comme nous le suggérions, mais nous n'avons reçu aucun signe de solidarité de la part du gouvernement», soupire le professeur, bien décidé, en cas de condamnation, à saisir la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg. Quelque 750 universitaires européens, notamment français, ont signé une pétition de soutien aux deux professeurs ankariotes. L'affaire suscite d'autant plus d'émotion que cinq mois après le début des négociations d'adhésion avec l'UE, les autorités turques ont multiplié les poursuites sur la base des articles 301, 305 et 216 du nouveau code pénal. Adopté au printemps, celui-ci était censé harmoniser les normes turques avec celles de l'UE. Mais le parti au pouvoir, sous la pression de ses éléments les plus conservateurs, a maintenu ces textes sanctionnant notamment «l'insulte à la Turquie», l'évocation «du génocide arménien» ou «l'incitation à la haine». Les défenseurs des droits de l'homme exigent l'abrogation de ces articles jugés d'autant plus liberticides qu'ils permettent de très larges interprétations. L'UE fait aussi pression dans ce sens, après être restée au début prudente. Quelque 29 intellectuels, journalistes et éditeurs sont actuellement poursuivis en Turquie.

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