La Cour européenne estime que le leader kurde n'a pas eu un procès équitable.
Par Ragip DURAN vendredi 13 mai 2005 (Liberation - 06:00)
Istanbul de notre correspondant ussitôt connu l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) demandant un nouveau procès pour Abdullah Öcalan (lire encadré), le leader des rebelles kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), les autorités d'Ankara ont annoncé qu'elles respecteront «les principes de l'Etat de droit». Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, sait qu'il joue l'avenir européen de son pays sur le cas de ce leader kurde condamné à la prison à vie pour avoir dirigé, entre 1984 et 1999, une rébellion armée indépendantiste qui fit au moins 36 000 morts. La tâche s'annonce délicate pour le gouvernement, issu du mouvement islamiste. D'un côté, il lui faut calmer l'opinion publique turque, surtout les courants officiels et populaires, profondément nationalistes et antikurdes, mais, de l'autre, il lui faut respecter les normes européennes, à la veille de l'ouverture des négociations d'adhésion, prévues pour le 3 octobre.
«Pressions étrangères». Depuis quelques jours déjà, pour préparer les esprits à la prévisible décision de la CEDH, le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gul, répétait que «le leader d'un mouvement terroriste recevra toujours la même peine, même s'il est jugé cent fois». Le ministre de la Justice, Cemil Çiçek, qui estimait il y a un mois qu'un éventuel nouveau procès constituerait «une bombe à retardement», a, depuis, changé de position. Il ne s'agit plus, selon lui, que de «procédure à corriger». Mais l'opposition laïque se lance déjà dans une surenchère nationaliste et Deniz Baykal, leader du Parti républicain du peuple, a demandé au gouvernement de l'AKP (Parti de la justice et du développement) de «ne pas courber l'échine devant les pressions étrangères», estimant que «la Turquie n'était pas obligée d'appliquer automatiquement les décisions de la cour de Strasbourg». Affirmation réfutée par le ministère de la justice, qui précise que «le refus de l'application de cette décision pouvait même provoquer la suspension de l'appartenance de la Turquie au Conseil de l'Europe».
Le nouveau procès d'Abdullah Öcalan, détenu depuis son enlèvement au Kenya, en 1999, dans la prison de haute sécurité de l'île d'Imrali (mer de Marmara), s'annonce pourtant comme un sérieux casse-tête. Il avait été jugé par une Cour de sûreté de l'Etat, organe aujourd'hui supprimé grâce aux réformes imposées par l'Europe, qui a aussi obtenu d'Ankara l'abolition de la peine de mort. La condamnation fut donc une perpétuité incompressible. Estimant que le procès n'avait été ni «équitable» ni en ligne avec les normes de la Convention européenne des droits de l'homme, les avocats d'Öcalan avaient demandé à la CEDH de revoir le cas. Selon l'avis de nombreux experts, un rejugement implique l'amendement d'une loi datant de 2003, qui permet un nouveau procès pour les détenus dont le jugement a été condamné par la CEDH, mais qui exclut Öcalan.
Déclarations contradictoires. Conscient de risquer sa tête, Abdullah Öcalan avait, lors de son procès, lancé un appel à déposer les armes. Condamné à l'isolement et ne recevant qu'une fois par semaine la visite de ses avocats, il multiplie, par leur intermédiaire, les déclarations les plus contradictoires, tissant à l'occasion les louanges de Mustapha Kemal Ataturk, le fondateur de la République turque, ou justifiant les politiques d'Ankara au Moyen-Orient. Depuis un an, il a pourtant à nouveau radicalisé ses positions, craignant d'être définitivement marginalisé. L'été dernier, le Kongra-Gel, l'organisation créée sur la ligne du PKK, annonçait la reprise des combats.
Cellules «terroristes». Un nouveau procès d'Abdullah Öcalan risque de faire encore monter des tensions turco-kurdes déjà fortes. L'incendie d'un drapeau turc par trois adolescents, le 21 mars à Mersin (sud) lors des célébrations du nouvel an kurde, avait déchaîné de violentes réactions des milieux nationalistes et une menaçante mise au point de l'armée. Les accrochages entre les militants armés kurdes et les soldats turcs s'intensifient dans la région frontalière turco-irano-irakienne. Les forces de l'ordre ont, en outre, annoncé ces derniers jours avoir démantelé plusieurs cellules «terroristes» du PKK qui préparaient des attentats à l'explosif.
Les opposants turcs à l'Union européenne, dont une bonne partie de l'armée et de la haute bureaucratie, peuvent être tentés d'attiser à nouveau ce conflit pour bloquer un processus d'intégration qui menace leur pouvoir. Conscient du danger, le parti kurde Dehap espère, pour sa part, que «le rejugement d'Abdullah Öcalan, selon des normes légales universelles, offrira une nouvelle occasion pour discuter et résoudre le problème kurde».