Le président turc Recep Tayyip Erdogan à Bakou, Azerbaïdjan le 14 octobre. AP
lemonde.fr | Par Marie Jégo - correspondante, Istanbul | Le 15/10/2019
Ni les condamnations ni les sanctions brandies par l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis, ne semblent pouvoir infléchir le président turc, Recep Tayyip Erdogan, plus convaincu que jamais du bien-fondé de l’opération militaire menée depuis une semaine par son armée contre les forces kurdes au nord-est de la Syrie.
Sourde aux réactions de ses alliés traditionnels, la Turquie a envoyé, lundi 14 octobre, son armée à l’assaut de Manbij, une ville de la rive ouest de l’Euphrate, où l’armée de Bachar Al-Assad a commencé à se déployer en vertu d’un accord passé avec les forces kurdes qui contrôlent la cité. « Nous sommes sur le point d’appliquer notre plan concernant Manbij », a déclaré M. Erdogan lundi, expliquant qu’il souhaitait restituer la ville aux populations arabes, « ses propriétaires légitimes ».
Alignés derrière « le Chef », l’un des surnoms de M. Erdogan, les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP) sont vent debout contre le reste du monde. Ainsi, Yasin Aktay, l’un des ténors de la formation présidentielle, n’a pas hésité à déclarer publiquement qu’un « accrochage avec l’armée syrienne était possible ».
L’intervention turque en Syrie « contribue à la paix et à la sécurité régionale », a expliqué M. Erdogan lors de l’entretien téléphonique qu’il a eu avec son homologue français, Emmanuel Macron, dans la soirée de lundi et alors que se déroulait, à Paris, un match de qualification pour le championnat d’Europe de football entre la Turquie et la France. A cette occasion, lors de la rencontre, les joueurs turcs ont effectué un salut militaire sur la pelouse du Stade de France en signe de soutien à leur armée.
Entraîner le pays vers l’abîme
Alors que l’intervention militaire d’Ankara en Syrie suscite la désapprobation internationale, le président Erdogan semble déterminé à entraîner son pays vers l’abîme, au risque de causer des dommages irréparables à son économie, fragile, et fortement dépendante des capitaux étrangers.
D’ores et déjà, la Bourse d’Istanbul voit son indice baisser chaque jour davantage tandis que la monnaie locale, la livre turque, s’est dépréciée de 3 % par rapport au dollar depuis le début de l’offensive. Seule l’intervention des banques, promptes à se porter au secours de la devise en injectant 3,5 milliards de dollars (3,2 milliards d’euros) sur le marché, a permis de limiter les dégâts.
La décision des ministres des affaires étrangères des vingt-huit pays de l’UE de restreindre leurs exportations de matériel militaire vers la Turquie laisse Ankara de marbre. La même indifférence prévaut face au récent décret exécutif signé par le président américain, Donald Trump, imposant des sanctions surtout symboliques contre les ministres turcs de l’énergie, Fatih Donmez, de la défense, Hulusi Akar, et de l’intérieur, Süleyman Soylu. Washington a aussi annoncé une forte hausse des taxes douanières sur l’acier turc.
Malgré les nuages qui s’amoncellent, le président Erdogan ne cesse de répéter que son armée poursuivra son offensive, faisant fi de la condamnation généralisée qu’elle suscite. Ceux qui la réprouvent n’ont rien compris, à l’instar de la chancelière allemande, Angela Merkel, et du premier ministre britannique, Boris Johnson, victimes d’une « sérieuse désinformation », selon M. Erdogan. A l’instar du président turc, les médias progouvernementaux voient la situation sous un jour positif tandis que la prière de la conquête continue d’être psalmodiée dans les 90 000 mosquées du pays.
Marasme diplomatique
Lundi, le quotidien Sabah, l’un des porte-voix du pouvoir islamo-conservateur, a salué « une victoire diplomatique et militaire » pour la Turquie. « Nous sommes en train d’écrire une nouvelle page de l’histoire envers et contre le monde entier, écrit l’éditorialiste Hasan Basri Yalçin, qui énumère les succès engrangés. Nous avons ramené la Russie de notre côté, nous avons lié les mains des Européens avec les réfugiés et, enfin, nous avons réussi à forcer le retrait des Etats-Unis du nord-est de la Syrie. »
En réalité, l’opération militaire voue le pays à l’isolement. Jamais la Turquie ne s’est retrouvée dans un tel marasme diplomatique, sinon peut-être au moment de l’intervention de son armée à Chypre en 1974 qui a divisé l’île en deux. M. Erdogan y a fait allusion. L’offensive militaire turque en Syrie est « aussi vitale » que celle de Chypre en 1974, a-t-il déclaré dans un discours prononcé lundi à Bakou en Azerbaïdjan, où il était en visite.
Les soutiens à l’opération turque se comptent sur les doigts de la main. Seuls le Pakistan, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, le Venezuela et la Hongrie l’ont approuvée. L’assentiment de la Russie et de l’Iran, les partenaires d’Ankara au sein du « processus d’Astana », lui fait défaut.
Téhéran s’est prononcé contre l’intervention turque, et Moscou tente désormais de la limiter en donnant son feu vert à l’armée de Bachar Al-Assad, qui est entrée au nord-est de la Syrie après un accord conclu avec les forces kurdes sur la base russe militaire de Hmeimim.
Plus vulnérable que jamais
Erratique et aventuriste, la politique étrangère de M. Erdogan laisse le pays faible, isolé et sans alliés. Bercé par la nostalgie du passé ottoman, le « Grand Turc » ambitionnait de rétablir l’influence de son pays au Moyen-Orient, dans les Balkans et au-delà tout en donnant aux citoyens turcs une vision hypertrophiée de leur place dans le monde. Son ambition de rendre la Turquie « great again » a échoué. Aujourd’hui, le pays apparaît plus vulnérable que jamais, et l’opération en Syrie risque de s’avérer coûteuse diplomatiquement et économiquement.
Quelles sont les raisons qui ont poussé le numéro un turc à prendre un tel risque ? « Il l’a fait parce qu’il se trouve dans une situation insoutenable en interne, à la fois au niveau économique et politique. L’AKP, son parti, est en train de perdre sa position hégémonique face à l’opposition unie mais hétéroclite, une alliance entre le Parti républicain du peuple [CHP, kémaliste], le Bon Parti [nationaliste] et le Parti de la démocratie des peuples [HDP, gauche prokurde]. Erdogan sait que la meilleure façon de briser cette entente est d’assurer une montée du sentiment nationaliste contre le “terrorisme” kurde », explique Ömer Taspinar, enseignant au National War College de Washington.
Il y est parvenu, obtenant l’assentiment du CHP et du Bon Parti lors du vote sur l’opération militaire turque en Syrie au Parlement. « C’est incontestablement un succès pour Erdogan qui a su rallier une bonne partie de l’opposition parlementaire derrière lui. Seul le HDP a voté contre », estime Erhan Kelesoglu, un politiste indépendant.
La peur est revenue en force
Pour autant, l’opération militaire est loin de susciter l’enthousiasme de la population. « Il y a une grande indifférence, surtout si on compare avec le soutien manifesté en 2018 envers l’opération militaire sur Afrin [région à majorité kurde du nord-ouest de la Syrie, conquise en mars 2018 par l’armée turque]. Les intellectuels se taisent, ils savent que le prix à payer peut être lourd depuis que des centaines d’entre eux ont été révoqués, poursuivis en justice et parfois emprisonnés pour avoir signé une pétition contre l’intervention de l’armée au Sud-Est [région à majorité kurde de la Turquie] à l’hiver 2015-2016 », rappelle le politiste.
Une large partie de la population turque, obnubilée par la perte de son pouvoir d’achat, n’a pas la tête à l’intervention. « Et puis, Erdogan n’est pas aussi convaincant qu’il l’était. De nombreux Turcs sont conscients du fait qu’il utilise cette opération à des fins de politique intérieure, juste pour assurer sa survie politique. Les gens comprennent que le problème de sécurité mis en avant par les autorités est une manipulation. Les forces kurdes ne représentaient pas une menace terroriste réelle pour la Turquie. Aucune menace immédiate n’émanait de la zone contrôlée par ces forces et les Arabes alliés des Etats-Unis à l’est de l’Euphrate », estime un analyste de la scène politique turque, soucieux d’anonymat vu la sensibilité du sujet.
La peur, qui s’était estompée lors des succès de l’opposition aux municipales au printemps, est revenue en force car, dès le premier jour de l’intervention, les autorités ont sorti le bâton. Plus de cent personnes qui avaient critiqué l’opération militaire sur les réseaux sociaux ont été placées en garde à vue. Environ 500 enquêtes judiciaires ont été ouvertes contre ceux qui ont évoqué « une invasion ». Pour avoir posté un Tweet sur « la guerre injuste faite aux Kurdes », Sezgin Tanrıkulu, député du CHP, a été prévenu lundi par le parquet qu’une enquête judiciaire venait d’être ouverte contre lui.