Donald Trump, le 11 octobre à Washington. NICHOLAS KAMM / AFP
Le Monde| Par Jean-Pierre Stroobants Envoyé spécial | 15/10/2019
Les Vingt-Huit se sont contentés de « défendre des positions nationales fermes » en matière de livraisons d’armes vers Ankara, suspendues par Paris et Berlin.
Habituée à ses divisions et à une prudence obligée, compte tenu de ses difficultés pour concilier les vues de 28 pays, la diplomatie européenne sait transformer une formulation vague en un « message ferme d’unité ». C’est encore ce qui s’est produit à Luxembourg, où étaient réunis, lundi 14 octobre, les ministres des affaires étrangères.
On pensait qu’ils ne pouvaient que condamner l’offensive turque dans le nord-est de la Syrie. Peut-être qu’ils s’engageraient à geler toute livraison d’armes à Ankara. En réalité, il aura fallu une longue discussion autour du verbe « condamner », parce que le Royaume-Uni, sans doute soucieux de préserver la relation avec les Etats-Unis, et l’Allemagne, craignant apparemment les possibles conséquences d’une formulation trop ferme sur le problème de la migration, hésitaient.
Finalement, les vingt-huit ministres sont arrivés à signer un texte de conclusions qui dénonce bel et bien l’offensive. Et évoque un embargo. « Pour vous dire la vérité, je ne l’espérais en arrivant ce matin », indiquait la haute représentante, Federica Mogherini. « C’était, pour moi, la moindre des choses, mais on a dû longuement débattre », ajoutait le ministre luxembourgeois Jean Asselborn.
La Turquie devrait envisager le règlement de la question de sa sécurité par le canal de la diplomatie, indique le communiqué des Vingt-Huit
Le texte final appelle Ankara à retirer ses troupes et à suspendre ses actions militaires « qui menacent la stabilité et la sécurité de toute la région ». Il insiste sur les conséquences humanitaires de l’offensive, qui complique la tentative de trouver une issue politique négociée au conflit syrien et « menace aussi sérieusement les progrès dans la lutte contre Daech », l’acronyme arabe de l’organisation Etat islamique (EI). La Turquie, « partenaire-clé de l’Union européenne », devrait envisager le règlement de la question de sa sécurité par le canal de la diplomatie, indique encore le communiqué. Qui réclame aussi, comme le souhaitait la France, une réunion de la coalition internationale contre l’EI. Selon Mme Mogherini, le texte adopté s’apparente à une requête officielle adressée à Washington pour la tenue de cette réunion.
La question de l’embargo sur les livraisons d’armes, déjà appliqué par une demi-douzaine d’Etats membres, dont la France et l’Allemagne, ne pouvait être réglée que d’une manière ambiguë. Parce que certains pays considéraient qu’il y avait une urgence, alors que les procédures juridiques européennes pouvant mener à une telle décision sont très longues. Parce que les Européens n’appliquent, en général, un embargo que sur la base d’une décision des Nations unies. Parce que la Turquie est membre de l’OTAN, comme 22 pays de l’Union européenne, et que ces derniers se seraient trouvés en porte-à-faux… Peut-être, également, parce que le Royaume-Uni et d’autres affichaient des réticences à l’idée d’un embargo généralisé.
Groupe de travail
Les Vingt-Huit s’en sont tirés en rappelant le principe de la souveraineté nationale, et en mettant au point une formule indiquant qu’ils « s’engagent à défendre des positions nationales fermes » en matière de livraisons d’armes. Par ailleurs, un groupe de travail du Conseil – les Etats membres – se réunira cette semaine pour coordonner, si possible, les actions des uns et des autres.
Pas question, en résumé, d’envisager clairement des sanctions directes contre Ankara. Ni pour le déclenchement de l’offensive en Syrie, ni pour les activités illégales de forage auxquelles se livre la Turquie au large de Chypre. En juillet, les ministres avaient notamment évoqué une réduction des aides financières à la pré-adhésion – elles devaient être accrues de 146 millions d’euros en 2020 –, la révision de prêts de la Banque européenne d’investissement et des mesures de rétorsion contre des individus ou des entités impliquées dans ces forages. Les autorités d’Ankara estiment qu’elles ne sont pas tenues par des accords de délimitation maritime conclus entre Chypre et d’autres pays riverains de la Méditerranée.
Lundi, les ministres pouvaient décider d’une sanction. Ils ont seulement tracé « un cadre », qui devra encore être « rempli ». Le sera-t-il ? A Luxembourg, on voulait, en tout cas, éviter toute confusion : pas question de donner l’impression que l’on saisissait la question des forages pour punir l’offensive contre les Kurdes.
Finalement, c’est donc l’image d’une Union sans véritable voix qui s’impose à nouveau. « Nous n’avons pas de pouvoirs magiques », a déclaré, réaliste, le ministre espagnol Josep Borrell, futur haut représentant. « Nous sommes dans l’incapacité d’arrêter ce conflit, et aucun pays n’est volontaire pour envoyer des militaires sur place », soulignait M. Asselborn.
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lemonde.fr | Par Gilles Paris, (Washington, correspondant) | le 16/10/2019
Les Etats-Unis ont tenté de sortir de leur état de sidération sur le dossier syrien, lundi 14 octobre. Une semaine après avoir pris acte de la volonté de la Turquie de s’attaquer aux alliés kurdes de Washington dans le nord-est de la Syrie, retirant en conséquence les forces spéciales américaines déployées à la frontière, Donald Trump a changé de ton au cours d’une nouvelle conversation téléphonique avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan.
Selon le vice-président des Etats-Unis, Mike Pence, qui va se rendre très prochainement à Ankara avec le conseiller à la sécurité nationale Robert O’Brien, Donald Trump a « très clairement indiqué » que Washington « souhaite que la Turquie mette un terme à l’invasion, mette en œuvre un cessez-le-feu immédiat et entame des négociations avec les forces kurdes en Syrie afin de mettre fin à la violence ».
Une fermeté tardive, les Etats-Unis s’étant dans un premier temps contentés de juger que cette offensive était « une mauvaise idée », alors que Donald Trump a répété sur Twitter, lundi encore, sa volonté de se désengager de la région. « Quiconque veut aider la Syrie à protéger les Kurdes me convient bien, que ce soit la Russie, la Chine ou Napoléon Bonaparte. J’espère qu’ils vont tous très bien, nous sommes à 7 000 miles ! », a écrit le président des Etats-Unis avec désinvolture. Il n’a pas caché son désir de se concentrer sur une autre frontière, celle qui sépare son pays du Mexique.
Des sanctions surtout symboliques
« Pendant des années, les Etats-Unis et nos partenaires kurdes syriens se sont battus héroïquement pour piéger l’organisation Etat islamique [EI] et détruire son califat », a déploré, lundi, le chef de la majorité républicaine du Sénat, Mitch McConnell. « Abandonner cette lutte maintenant et retirer les forces américaines de la Syrie recréeraient les conditions » d’une résurgence djihadiste, s’est-il inquiété.
Sans doute pour tenir compte du mécontentement que sa gestion de l’offensive turque a provoqué dans les rangs républicains, Donald Trump a signé un décret exécutif imposant des sanctions surtout symboliques contre les ministres de l’énergie, de la défense et de l’intérieur de Turquie. Leurs éventuels avoirs aux Etats-Unis sont gelés et leurs transactions internationales en dollars sont bloquées.
De même, des taxes visant l’acier produit en Turquie ont été rétablies. Washington a enfin gelé des négociations en vue d’un accord commercial. Le secrétaire américain à la défense, Mark Esper, doit par ailleurs se rendre à Bruxelles pour inviter les autres membres de l’OTAN, dont est membre Ankara, « à prendre des mesures diplomatiques et économiques collectives et individuelles en réponse à ces odieux actes turcs ».
« Une montée du chaos »
« Je suis tout à fait prêt à détruire rapidement l’économie turque si les dirigeants turcs continuent sur cette voie dangereuse et destructrice », a assuré le président des Etats-Unis. Il n’a pas convaincu les démocrates. « Le président Trump a déclenché une montée du chaos et de l’insécurité en Syrie. Son annonce d’un ensemble de sanctions contre la Turquie n’est vraiment pas suffisante pour renverser ce désastre humanitaire », a jugé dans un communiqué la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi.
La détermination apparente du président a été, il est vrai, contredite par la poursuite du retrait des soldats américains bousculés par leurs alliés turcs. « Je retire les derniers membres des forces armées américaines du nord-est de la Syrie », a confirmé Donald Trump, alors qu’un haut responsable de son administration avait assuré, il y a tout juste une semaine, que ce moment n’était pas venu.
Le président a ajouté que « les troupes évacuées de Syrie se redéploieront et resteront dans la région pour surveiller la situation et empêcher une répétition de 2014 ». A savoir la résurgence d’un mouvement djihadiste qui avait contraint Washington à mettre sur pied une coalition internationale. Aujourd’hui totalement prise de court par les derniers événements.
Leur enchaînement, dévastateur pour le crédit des Etats-Unis, rend totalement illusoire cette tentative de revenir à la situation qui prévalait avant l’échange téléphonique du 6 octobre entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan. Le vide laissé par les forces spéciales américaines a en effet été immédiatement mis à profit. A la fois par les troupes turques et par les forces du régime de Bachar Al-Assad, vers lequel les Kurdes syriens se sont tournés en désespoir de cause.