Par Jean-Baptiste HARANGQUOTIDIEN : Vendredi 13 octobre 2006 - 06:00
Il avait failli l'obtenir l'an passé. L'esclandre d'un juge l'en priva. Le Turc Orhan Pamuk a reçu hier le prix Nobel de littérature.
Orhan Pamuk n'a pas reçu le prix Nobel de littérature 2005. Incontournable romancier stambouliote, il avait 53 ans, il pouvait attendre. Yashar Kemal, le poète-conteur-romancier de l'Anatolie orientale, fondateur de la «littérature nationale» turque, n'a jamais reçu le prix Nobel ; il a 84 ans, il peut attendre. Rien ne les sépare, ni la qualité de leurs oeuvres ni leur engagement dégagé d'écrivains responsables ; rien, sinon une génération, quelques centaines de kilomètres, et les siècles et les siècles qui divisent comme autant de fuseaux séculaires le levant du couchant du pays.
Vent du boulet. Il y a un an jour pour jour, le vent du boulet de la consécration siffla aux oreilles de Pamuk : un membre de l'Académie suédoise, Knut Ahnlund, démissionnait avec éclat de son siège, officiellement pour protester contre l'attribution du prix, l'année précédente, à Elfriede Jelinek, qu'il jugeait «violente et pornographe» (il était temps qu'il réagisse), officieusement parce que l'Académie envisageait de couronner Orhan Pamuk. On décala d'une semaine l'annonce du résultat, Pinter emporta la mise, et on n'en parla plus pendant un an.
Pamuk venait alors d'entrer dans l'actualité par une porte de service, à laquelle il ne se dérobe pas, quand sa voie royale est la littérature : au mois de février précédent, il avait déclaré au journal suisse Tagesanzeiger à propos de la Turquie : «Un million d'Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres, mais personne d'autre que moi n'ose le dire.» Le temps (plusieurs mois) que les propos soient repris par un grand quotidien turc, Pamuk, au titre de l'article 301 du tout nouveau code pénal supposé plus libéral que le précédent, se voit inculpé d' «insulte à la nation turque», délit passible de trois ans de prison (lire page 2). Un sous-préfet zélé ordonne aussitôt la saisie et la destruction de ses livres ; décision cassée, qui n'empêche pas les manifestations sous les fenêtres de l'écrivain (qui doit déménager), ni le lancer d'oeufs pourris sur son automobile. L'embarras du gouvernement turc et la mobilisation internationale sont tels que l'affaire est classée sans suite en janvier 2006, mais les Nobel ont passé leur tour. Ils se rattrapent aujourd'hui en octroyant leur prix 2006 de littérature à l'écrivain turc le plus passionnant de sa génération.
Costume et tee-shirt. Orhan Pamuk est né en Europe, à Istanbul, dans la partie occidentale de la ville que Haliç («la baie») divise d'un coup de Corne d'Or entre sud et nord. Le 7 juin 1952. Il n'a presque jamais quitté cette rive nord, à l'exception de deux longs séjours aux Etats-Unis et de son installation récente dans une petite île du Bosphore au coeur de la ville, entre deux continents. Pamuk est grand, un peu emprunté, empêtré dans des costumes trop stricts quand il sort, dégingandé et souple lorsqu'il court en tee-shirt une tasse de café débordante à la main, des taches d'encre au bout des doigts dans son grand bureau vitré au-dessus de la mer de Marmara. Il est myope (« Quand j'écris, j'enlève mes lunettes pour être plus tranquille» ) , il parle vite et fort le turc et l'anglais, lit en silence le français, qu'il affecte de ne pas comprendre et qu'il ne parle pas pour se défaire d'un père francophile exacerbé. Lors d'une précédente rencontre, il nous disait : «Mon père était un poète raté, enfin, je devrais dire est un poète raté, puisqu'il vit toujours même s'il n'existe pratiquement pas. J'ai écrit un livre sur la non-existence du père. Mes parents ont divorcé lorsque j'avais vingt ans, mais j'ai l'impression qu'il avait disparu bien avant. Il n'a jamais rien publié, il a traduit Valéry, et sa bibliothèque contient tout le catalogue Gallimard. Il s'est résigné à n'être qu'un homme d'affaires. Lorsque tout va mal, il disparaît à Paris.»
Le père et l'oncle n'ont pas réussi à dilapider la fortune faite par les deux grands-pères, ingénieurs civils ( «Dans les chemins de fer comme ceux de Faulkner !» ajoute Pamuk avec un sourire). Bref, après des études d'architecture qu'il ne finit pas, Orhan Pamuk aurait pu vivre de rentes héritées, il préféra écrire comme un forçat, dix heures par jour, une vie d'employé de bureau («Je n'ai jamais rêvé d'autre chose»). Et, puisque tout ne va pas si mal aujourd'hui, il a inscrit sa fille au lycée français d'Istanbul.
«Quarante secondes». Ecrire, depuis tout petit, écrire. Il a commencé par apprendre à lire ; il raconte dans le Livre noir qu'à côté du mot «cheval» un cheval était dessiné, qu'il préférait le mot au dessin et rêvait de trouver une potion magique à verser sur le mot pour que le cheval se lève, resplendissant de santé et s'éloigne au galop. Depuis, Orhan Pamuk ne cesse de répandre à l'encre noire de sa large plume, sur des cahiers à spirale, une potion dont la magie organise de longs romans labyrinthiques, poétiques et métaphoriques, oniriques et réalistes, sur les contradictions, les contes, les légendes et les hommes de la Turquie, contrariée entre présent et passé, Orient et Occident, laïcité et islam, modernité et tradition. A raison de trois pages par jour ouvrable et sans ordinateur : «J'ai le temps, je regarde par la fenêtre pendant des heures et j'écris pendant quarante secondes, le temps d'une phrase déjà conçue, je n'ai pas besoin d'une machine pour si peu.»
Son premier roman paraît en 1982, Pamuk a trente ans, le livre est prêt depuis huit ans avant qu'un éditeur ne l'accepte enfin : «Je comprends leur hésitation, six cents pages, c'est un investissement.» De ce roman, Cevdet Bey Ve Ogullarin («Cevdet Bey et ses fils»), deux mille exemplaires de la première édition turque sont diffusés, il n'est pas traduit en français. Pamuk obtient le succès populaire dès le suivant, le Château blanc (1985), et une renommée internationale. Le Livre noir (1990) est l'un des romans les plus lus en Turquie, il décrit la recherche effrénée dans une Istanbul enneigée et boueuse, Istanbul est presque toujours enneigée et boueuse dans les livres d'Orhan Pamuk. La Vie nouvelle, Mon nom est rouge et Neige, un gros roman tous les trois ans, en français chez Gallimard. Istanbul, Hatiralar ve Sehir («Istanbul : et souvenir et la ville»), paru en turc voici trois ans, sortira chez Gallimard au début de l'année prochaine.
Trompe-l'oeil. Orhan Pamuk prépare un roman sévère et ironique sur ce qu'il connaît le mieux : la haute société stambouliote de 1975 à nos jours. Car, dans ces fresques en trompe-l'oeil où l'oeil n'est pas toujours trompé, en mirages où l'ombre se fait proie, de ces labyrinthes où l'on finit toujours par se retrouver, la virtuosité éblouit plus qu'elle n'aveugle, mais elle masque l'effet de réel et fait passer pour fable ce qui n'est que choses vues, si bien que l'on s'étonne d'entendre Orhan Pamuk prétendre : «La moitié de chacun de mes livres est autobiographique.»
Il demande qu'on ne se hâte pas pour faire la part du réel et du surréel dans ses livres, car, en Turquie, ces deux notions s'inversent imperceptiblement. Il se joue de la distance qu'il ménage toujours entre lui et ses personnages, il trahit volontiers sa propre compassion à leur endroit. Tantôt il cherche la complicité du lecteur contre son héros, tantôt organise le renversement des alliances et, s'y perdant, finit par avouer le plus sérieusement du monde : «Je crains le jour où mes héros et mes lecteurs se ligueront contre moi.»
Orhan Pamuk est avant tout un écrivain. «Mon problème, nous disait-il, est de trouver du temps pour écrire, pas de la matière, j'ai dans la tête de quoi faire mille livres...» On se tromperait à vouloir le réduire à son engagement politique, voire aux dix millions de couronnes suédoises qui l'attendent à Stockholm. Il fut le premier écrivain musulman à soutenir Salman Rushdie, il sait qu'il faut parfois prendre sur son temps d'écriture : «Parce que notre célébrité nous donne ce privilège de pouvoir nous exprimer, de rappeler ces vérités.» En turc, Pamuk veut dire coton.