| 27 décembre 2007 |
Heureux celui qui se dit turc", proclame le slogan national formulé par Mustafa Kemal. Mais qui peut réellement avoir accès à ce "bonheur" en Turquie ?
D'après le discours officiel, tous ceux qui sont rassemblés sur ces terres, sans distinction de race ou de croyance. Dans les faits, les membres des minorités religieuses, et certaines catégories ethniques restent des citoyens de seconde zone. Le reliquat des populations chrétiennes (hellènes, arméniennes ou syriaques), les 15 millions de Kurdes mais aussi les 10 millions de musulmans alévis sont régulièrement stigmatisés. Une partie de la population continue à être perçue comme une menace contre l'unité nationale, quatre-vingt-quatre ans après la fondation de la République. Car dans la conscience collective, le "bonheur d'être turc" renvoie non pas à une idée territoriale, mais bien à une définition ethnique mâtinée de religieux.
C'est également sur la base de propos déformés que Hrant Dink fut pris pour cible : d'abord par la presse nationaliste, puis par la justice et enfin par un tueur de 17 ans, Ogun Samast. La suite est symptomatique : l'enquête n'a jamais permis de remonter la piste des commanditaires. Des complicités dans les hautes sphères de l'appareil étatique sont apparues en filigrane. Plus grave, Samast est devenu un héros populaire. Des stades de football ont scandé son nom. Des gendarmes chargés de son arrestation ont pris la pause avec lui, un drapeau turc entre les mains. Et le jour du procès, les prévenus sont arrivés au tribunal dans un véhicule militaire orné du slogan fétiche des néofascistes turcs : "Ya sev ya terket !", "Tu l'aimes ou tu la quittes !"
Cette violence raciste ressurgit à chaque fois que la Turquie est en proie à des crispations identitaires. En pleine croissance depuis 2001, l'économie locale a embrassé la mondialisation. En 2004, Ankara a entamé de longues et pénibles négociations d'adhésion à l'UE. Un changement soudain qui entraîne une perte de repères et une montée du "souverainisme".
Les kémalistes conservateurs, armée en tête, freinent des quatre fers devant les réformes démocratiques et l'introspection historique exigées par ce nouvel environnement. Dans l'imaginaire nationaliste, les puissances occidentales d'aujourd'hui sont les forces impérialistes d'hier. Ceux qui ont mis à genoux l'Empire ottoman conserveraient des desseins inavoués et comploteraient pour diviser la nation, avec l'aide des minorités. Les frontières de la Turquie seraient menacées par le séparatisme kurde, grec ou arménien. Le PKK, dont les bases au Kurdistan irakien sont pilonnées par l'armée turque, a pourtant abandonné toute ambition sécessionniste depuis 1999, et la Turquie est une puissance régionale affirmée, dont les frontières ne sont plus contestées. Mais la paranoïa sert de ciment. Le traumatisme reste profondément ancré dans la mémoire collective.
CHANGER DE PARADIGME
Le politologue Baskin Oran qualifie cette obsession de l'intégrité territoriale de "syndrome de Sèvres", du nom du traité de 1920, qui prévoyait le démembrement de l'empire. Il est d'ailleurs intéressant de voir l'amalgame qui se crée en période de crise : à Malatya, avant le procès des meurtriers, la presse locale a mené campagne contre les victimes, accusant les évangélistes de soutenir le terrorisme du PKK. La même accusation frappe régulièrement les Arméniens ou les "sionistes".
Au-delà des meurtres spectaculaires, la violence contre les minorités prend des formes institutionnelles. Censées être "protégées" par le traité de Lausanne de 1923, les minorités "non musulmanes", sont, par exemple, limitées dans leur accès à la haute fonction publique. Des centaines de biens immobiliers appartenant aux fondations religieuses ont été légalement spoliés par l'Etat. Une loi mettant fin à cette situation est ardemment réclamée par l'UE, mais se heurte encore à la bureaucratie.
Pour les Kurdes, majoritairement sunnites, le différend porte sur les droits culturels, linguistiques et politiques. Les libertés des musulmans alévis figurent, elles aussi, sur la liste de Bruxelles. Les adeptes de cette branche mystique et libérale de l'islam se voient refuser le financement public des lieux de culte, les cemevi, alors que les mosquées et les imams sont pris en charge par l'Etat. Et les écoliers alévis doivent subir les cours obligatoires de religion, où seul l'islam sunnite est enseigné. Une anomalie condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme.
Ces communautés minoritaires sont marginalisées par rapport à un noyau prétendument uniforme. Une "norme" quasi mythologique : turque, musulmane et sunnite. La Turquie est pourtant un creuset, une mosaïque de peuples réfugiés des Balkans, du Caucase ou d'Asie centrale, métissés fondus dans la collectivité. L'idéologie officielle s'est toujours employée à gommer les particularismes.
Cette assimilation ne touche pas que les Kurdes. Le comptage ethnique, qui était pratiqué pour chaque recensement, n'est plus rendu public depuis 1965. Et l'épuration culturelle concerne aussi bien les prénoms que la gastronomie, les noms des espèces animales ou l'architecture. Les programmes scolaires font la part belle à l'histoire des Huns, ancêtres des Turcs, au sens ethnique. Mais ne disent mot des cultures anatoliennes qui préexistaient. Ce que souhaitait Hrant Dink, comme son ami Baskin Oran, c'est que la Turquie change de paradigme et proclame "heureux celui qui se dit de Turquie et non plus "turc"".