Perspectives de l’expérience d’auto-administration kurde

L’expérience d’auto-administration kurde en Irak entre bientôt dans sa douzième année. Ce qui avait commencé comme un expédient politique improvisé dans les circonstances exceptionnelles des lendemains de la guerre du Golfe, pour rapatrier et rassurer une population de plus de deux millions de Kurdes réfugiés aux frontières de l’Iran et de la Turquie, a fini, au fil des ans et d’un cheminement tumultueux, par s’affirmer comme un Etat quasi indépendant et singulier.

par Kendal NEZAN

Cet Etat a des frontières précises défendues par l’aviation anglo-américaine. Il couvre une superficie d’environ 40.000 km2, équivalente à celle de la Suisse ; il administre une population de 3,7 millions, comparable à celle d’Irlande. Il dispose d’institutions politiques et économiques, qui coopèrent officiellement et régulièrement avec des agences des Nations-Unies dans le cadre de l’application d’une résolution (986) du Conseil de sécurité destinée à améliorer le sort de la population locale. Ses dirigeants sont reçus par les responsables occidentaux et par les plus hautes autorités des Etats voisins, pourtant peu suspects de kurdophilie, mais obligés, ne serait-ce que pour la sécurité de leurs frontières communes, de composer avec la réalité. Ses représentations quasi-diplomatiques ont pignon sur rue dans les principales capitales du Moyen-Orient et d’Europe, sans oublier Washington et New-York, bien sûr.

Cependant, ce quasi-Etat reste singulier à plusieurs égards. A l’intérieur, il est composé de deux gouvernements issus de l’échec de l’expérience du gouvernement d’union nationale formée après les élections législatives de mai 1992 et de la période noire des affrontements fratricides qui ont émaillé les années 1994-1996. Un cessez-le-feu conclu en novembre 1996, sous l’égide des Etats-Unis, confirmé et consolidé par l’accord de Washington, de septembre 1998, entre les leaders kurdes Massoud Barzani et Jalal Talabani sous le patronage de Mme Madelein Albright[1], a délimité des zones d’influence entre les deux principales formations politico-militaires kurdes en compétition pour le pouvoir dans ce quasi-Etat provisoire kurde.

Depuis, le PDK, qui avait obtenu 47,51 % des voix[2] aux élections de 1992 dirige une coalition gouvernementale comprenant des représentants de petits partis (communiste, assyro-chaldéen, islamiste, turcoman) et des personnalités indépendantes qui administre la partie septentrionale du Kurdistan irakien. Ce gouvernement qui a pour capitale Erbil dispose d’un Parlement qui se réunit régulièrement, pour légifèrer et contrôler l’exécutif, administre environ 54% de la population de cette zone de protection kurde. Son Premier ministre est Neçirvan Barzani, neveu du président du PDK Massoud Barzani qui était arrivé en tête aux élections présidentielles de 1992.

De son côté, l’UPK, qui a obtenu 44,88 % des voix en 1992, dirige également un gouvernement de coalition, basé à Suleimanieh, comprenant des représentants de petits partis (communiste, islamiste) ainsi que des indépendants. Son président est Jalal Talabani, son Premier ministre Barham Salih, ancien représentant de l’UPK à Washington. Ce gouvernement qui n’a pas de Parlement gère sa région par des « décrets présidentiels » de J. Talabani.

Dans l’ensemble, les deux gouvernements administrent des territoires où respectivement ils avaient obtenu la majorité des voix et, de ce fait, disposent d’une certaine légitimité démocratique. Ils coopèrent dans certains domaines jugés essentiels et d’intérêt national comme les relations avec l’ONU et avec les Etats-Unis, l’éducation nationale, la santé, les infrastructures et la stratégie militaire en cas de chute du régime de Saddam Hussein.

Malgré l’objectif affiché d’organisation de nouvelles élections pour la formation d’un nouveau Parlement et d’un gouvernement réunifié, le statu quo actuel va très probablement durer jusqu’à la chute du régime de Bagdad, car l’UPK refuse d’accepter que « le Parlement intérimaire » appelé à préparer les élections, notamment en adoptant une nouvelle loi électorale, porte le même nom que l’actuel Parlement du Kurdistan, dont elle considère la légitimité forclose. Pour sa part, le PDK, se référant à l’exemple du Parlement libanais qui n’a pu être renouvelé pendant la longue période de la guerre civile, affirme que le Parlement élu en mai 1992 représente la seule et unique légitimité démocratique du pays jusqu’aux prochaines élections, et que ce Parlement peut et doit se réunir au complet (actuellement en raison de l’absence de la plupart des députés de l’UPK il se réunit avec 63 de ses 105 députés) durant une période intérimaire pour adopter toutes mesures et lois nécessaires à la tenue de nouvelles élections.

Malgré le bon climat d’entente entre les deux gouvernements et de multiples réunions du Haut-comité chargé de l’application de l’accord de Washington, ces préalables paraissent difficiles à concilier et les deux parties semblent se contenter du statu quo.

Insolite est aussi le statut international de l’expérience kurde. Certes, c’est la résolution 688 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée en avril 1991 à l’initiative de la France, qui a fourni les fondements légaux de l’instauration de cette zone de protection kurde soustraite à l’autorité du régime de Bagdad. Le retrait, en juin 1991 de l’armée puis, en octobre de l’administration irakienne, créa un vide du pouvoir que le Front uni du Kurdistan, coalition de huit partis politiques de la résistance kurde, dut remplir pour éviter le chaos et l’anarchie. Les difficultés inhérentes à la gestion d’une coalition polycéphale formée de chefs de guerre peu rompus à la culture de compromis y nécessitèrent la tenue d’élections afin de déterminer démocratiquement l’audience de chaque parti et surtout de doter la région d’institutions à la légitimité reconnue. Le Parlement et le gouvernement d’union nationale issus de ces élections organisées avec les encouragements des Alliés et surveillés par de nombreux observateurs internationaux suscitèrent de grands espoirs au sein de la population kurde.

Cependant, ils ne furent pas reconnus par les capitales occidentales qui s’abstinrent de leur fournir les moyens financiers, techniques et politiques de remplir convenablement leur difficile mission de reconstruction dans un pays dévasté par trois guerres et trente années de dictature[3]. L’absence de soutien des pays occidentaux (Etats-Unis, Grande-Bretagne et France) engagés dans la protection de la « zone kurde » ne favorisa évidemment pas d’autres pays à reconnaître le gouvernement régional kurde, contribuant ainsi à décrédibiliser celui-ci aux yeux de sa population, à le condamner à la paralysie, et finalement, dès mai 1994, à l’implosion et à la guerre civile qui s’en suivit.

Le prétexte avancé par les Occidentaux, pour justifier leur manque de soutien, est que la résolution 688 avait été adoptée au nom de l’ingérence humanitaire, que la communauté internationale s’était engagée à sauver la population kurde de la mort et de la faim mais que cela n’impliquait pas d’engagement sur le statut politique de cette région, qui fait partie de l’Irak. On sait pourtant que les mêmes pays ne ménagent pas leurs efforts pour aider et financer l’Autorité palestinienne ou la Bosnie qui, jusqu’à une date récente était partie intégrante de la Yougoslavie, et le Kosovo qui, bien qu’encore « province de la Serbie », est administrée par l’ONU.

Il ne s’agit donc pas d’une question de droit international mais d’opportunité politique. C’est pour ne pas mécontenter ses alliés turc et saoudien que Washington avait d’abord décidé de ne pas prolonger la guerre du Golfe jusqu’à la chute de la dictature de Saddam Hussein, et son remplacement par un régime démocratique doté d’une constitution garantissant les droits des Kurdes et des minorités ethniques et religieuses de l’Irak, alors qu’après la Deuxième Guerre mondiale l’armée américaine avait imposé la démocratie en Allemagne et au Japon. C’est également pour apaiser les craintes turques d’émergence d’un Etat kurde que les Américains, et à leur suite les Européens, s’abstinrent de soutenir le gouvernement et les institutions de la jeune démocratie kurde, abandonnant celle-ci à son sort, allant même jusqu’à faire subir aux victimes kurdes du régime de Saddam Hussein les sanctions économiques internationales édictées pour punir leur bourreau !

On en est arrivé aussi à une situation inédite où les Alliés espéraient que les Kurdes irakiens arriveraient, sans soutien ni reconnaissance extérieurs, à administrer leur région afin d’éviter une anarchie que Bagdad ne manquerait pas d’évoquer pour réoccuper la «zone de protection », au grand dam de Washington. Tandis que les gouvernements d’Ankara, de Téhéran et de Damas, tout en tenant des réunions trimestrielles de leurs ministres des Affaires étrangères pour discuter des moyens de contenir et de déstabiliser l’expérience d’auto-administration kurde afin de prouver que les Kurdes sont incapables de se gouverner, devaient aussi recevoir les dirigeants kurdes pour empêcher que leur territoire ne serve de base-arrière à des mouvement armées kurdes de Turquie (PKK) et d’Iran (PDKI), mais aussi pour discuter des problèmes d’intérêt commun comme le commerce frontalier ou la protection des oléoducs et des routes internationales.

Ainsi pendant plus de dix ans le gouvernement irakien a pu vendre des produits pétroliers aux autorités kurdes qui, à leur tour, les revendaient à un prix plus élevé aux camionneurs turcs dûment encouragés par Ankara. Ce trafic, en principe « illicite », car contraire au régime de sanctions internationales imposées à l’Irak, a pu prospérer dans l’intérêt des trois parties et avec l’accord tacite de Washington qui y vit un moyen d’offrir une compensation, sous la forme du pétrole à bon prix, à l’économie malmenée de leur allié turc. De plus, les revenus tirés de ce commerce et des taxes douanières par les Kurdes leur permettaient de financer en grande partie les dépenses de fonctionnement de leur administration. La question du partage de ces revenus a d’ailleurs été l’un des sujets de dispute majeurs entre le PDK et l’UPK. Alors que cette dispute était pratiquement réglée dans le cadre des mesures d’application de l’accord de Washington, la Turquie qui, depuis fin 2001, s’engage dans une stratégie visant à asphyxier financièrement une administration kurde qui lui semble avancer dans la voie de la construction d’un Etat, a fermé les vannes de ce commerce mutuellement profitable, faisant passer ses considérations politiques et idéologiques devant les intérêts économiques.

Entité sans statut juridique reconnu, objet hors normes sans équivalent en droit international, le quasi-Etat kurde a pourtant le mérite d’avoir surmonté les épreuves de ses débuts cahoteux et celui d’avoir survécu à ses querelles intestines et aux tentatives de déstabilisation et d’étouffement de ses puissants voisins. Mieux encore, depuis 1997 il s’est engagé dans un cercle vertueux de reconstruction des infrastructures, de relance économique et d’un renouveau culturel et démocratique prometteurs.

Cette évolution « miraculeuse » est en grande partie due à l’injection dans l’économie kurde de 13% du produit de la vente du pétrole irakien • dont une part substantielle provient du sous-sol kurde • dans le cadre de la résolution 986 de l’ONU[4], dite « pétrole contre nourriture », que Bagdad a fini par accepter. Depuis le début de l’application de ce programme, les sommes affectées « aux trois gouvernorats sous administration kurde se montent à plus de sept milliards de dollars. En raison des lourdeurs de la bureaucratie de l’ONU et des obstacles multiples dressés par Bagdad, seule une partie de ce montant ($3,2 milliards) a pu effectivement être utilisée, le reste est déposé sur un compte spécial à l’agence new-yorkaise de la BNP[5].

L’argent affecté à la région kurde est utilisé par une dizaine d’agences de l’ONU, qui, officiellement, agissent « au nom du gouvernement irakien », pour nourrir la population mais aussi pour financer les projets de réhabilitation et de construction d’infrastructures, d’écoles, d’hôpitaux, de villages pour reloger les populations déplacées, etc. Les projets sont élaborés et présentés par l’administration kurde et réalisés par des sociétés sélectionnées par les agences spécialisées de l’ONU à l’issue d’appels d’offre. Les autorités kurdes leur fournissent des facilités matérielles (terrain, entrepôts, etc) et assurent leur protection. A la date du 28 février 2002 sur les $2,585 milliards dépensés depuis 1997 dans le cadre de ce programme $1,138 avaient servi à l’approvisionnement en nourriture, $219 millions à l’achat de médicaments et $1,228 milliards pour les projets de réhabilitation, d’éducation et de santé.

Il y a aussi de nombreux projets dans les domaines de la culture, de l’éducation, des médias, des infrastructures ou de la sécurité, financés directement par les gouvernements d’Erbil et de Suleimanieh qui doivent, en outre, payer environ deux cent cinquante mille fonctionnaires et employés civils et militaires de l’administration régionale kurde.

Le résultat de ces efforts conjugués est que le Kurdistan irakien est devenu un vaste chantier où l’on construit des écoles, des universités, des hôpitaux, des hôtels, des routes, des ponts, des villages, des supermarchés, des manufactures. Malgré les rigueurs de l’embargo, qui interdit l’importation légale d’équipements techniques et industriels, les Kurdes ont pu construire une petite raffinerie de pétrole, réhabiliter des cimenteries, des manufactures de tabac et de textile. 70% des villages détruits par l’armée irakienne ont pu être reconstruits, l’agriculture et l’élevage redémarrent. Le chômage, qui est encore important, recule et le niveau de vie progresse d’année en année et reste très supérieur à celui des habitants des régions sous administration irakienne.

Les progrès sont plus remarquables encore dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la culture. Il ne reste pratiquement plus de village sans école et, selon les statistiques des départements de l’éducation, la quasi totalité des enfants en âge d’aller à l’école primaire est désormais scolarisée, même si faute de locaux adéquats beaucoup d’écoles sont encore obligées de pratiquer la double journée. Trois universités fonctionnent respectivement à Erbil, Duhok et Suleimanieh et s’efforcent, grâce à l’Internet et aux conférenciers venant de l’étranger, de pallier partiellement leur pénurie de professeurs qualifiés. L’éducation emploie, au total 42.359 instituteurs, et enseignants. L’enseignement primaire et secondaire est dispensé en langue kurde. A l’université, les matières scientifiques et techniques sont enseignées en anglais, les autres en kurde ou en arabe. Les minorités assyro-chaldéenne, turcomane et arabe disposent d’écoles publiques enseignant dans leur langue. Il y a même deux lycées privés appelés collèges de la lumière (Isik koleji), financés par des fondations islamiques turques, qui dispensent l’essentiel de leurs cours en anglais mais où sont également enseignées les langues et littératures turques, kurdes et arabes.

Le secteur public de santé emploie 1340 médecins 9450 infirmiers et personnels auxiliaires ou administratifs dans ses 40 hôpitaux et 565 dispensaires. Le secteur privé compte plus de 600 cabinets et cliniques. Malgré des difficultés d’approvisionnement en médicaments et en vaccins, dues en grande partie à la volonté délibérée de Bagdad de saboter le programme « pétrole contre nourriture », afin de prouver qu’il est néfaste pour les populations civiles, des progrès considérables ont été réalisés au plan de la santé publique dans les territoires administrés par les Kurdes. Indicateur parmi d’autres : selon une enquête récente de l’UNICEF, depuis 1991, la mortalité infantile y a sensiblement baissé alors qu’elle a doublé dans l’Irak de Saddam Hussein. La quasi-gratuité des soins[6] de base les rend accessibles à tous et il n’est pas rare de voir des Kurdes des pays voisins venir se faire soigner dans les hôpitaux d’Erbil ou de Suleimanieh qui, cependant, manquent de spécialistes en médecines avancées (cancérologie, neuro-chirurgie, etc.).

S’il est un domaine où la différence avec la période d’avant 1991 est particulièrement visible et frappante c’est bien celui de la culture et de l’édition. Grâce à une liberté d’expression exceptionnelle au Proche-Orient, intellectuels et artistes, si longtemps muselés, donnent libre cours à leur créativité. On publie plus d’une centaine de journaux, revues et périodiques[7], des maisons d’éditions subventionnées par les gouvernements kurdes prolifèrent et se font concurrence. L’offre, au départ plutôt quantitative, s’améliore graduellement en qualité et s’enrichit des traductions en kurde des œuvres importantes de la littérature mondiale.

L’absence de censure favorise aussi l’expression des minorités politiques, ethno-linguistiques ou religieuses. Chaque parti politique possède son journal, sa radio, voire sa télévision locale. Des Yézidis aux Turcomans et aux Assyro-chaldéens, chaque minorité possède des revues, des associations et des centres culturels ainsi que des émissions à la radio et à la télévision. Les partis de gouvernement, le PDK et l’UPK, disposent chacun d’une chaîne de télévision par satellite, respectivement Kurdistan TV et Kurd Sat, émettant du Kurdistan et captées dans l’ensemble du Proche-Orient ainsi qu’en Europe.

L’accès à une information plurielle est facilité par la profusion des antennes paraboliques, par le développement des connexions à l’Internet et des téléphones mobiles liés au réseau international. Une société civile de mieux en mieux informée et organisée, vibrante, se forme et fait du Kurdistan irakien un espace de liberté.

Cet espace de liberté, défini et protégé par des lois, favorise la gestation progressive d’une culture démocratique. La Déclaration universelle des droits de l’homme, traduite en kurde par l’Institut kurde et diffusée à 60.000 exemplaires au Kurdistan irakien dès 1991, est désormais enseignée dans les écoles ainsi que la Déclaration des droits de l’enfant ; les télévisions les popularisent par des programmes réguliers qui contribuent à l’éducation civique des citoyens. La vie associative se développe librement, les syndicats et associations professionnelles s’organisent. Mais leur degré d’autonomie vis-à-vis des partis politiques reste encore limité. Pour la première fois dans l’histoire du pays, des municipalités ont été élues au suffrage universel. La justice est administrée par des tribunaux civils composés de magistrats professionnels et il y a même des juridictions d’appel. Deux académies de police forment des policiers chargés de faire respecter l’ordre public. Des prisons modernes, des centres de rééducation pour jeunes délinquants ont été créés et la Croix-Rouge y a libre accès. Les anciens centres de torture, les casernes militaires irakiennes de triste mémoire ont été rasés, leurs emplacements transformés en parcs et jardins publics. Les forces d’auto-défense kurdes (peshmergas), dont les cadres sont désormais formés dans des académies militaires, stationnent en dehors des villes.

Le processus d’institutionnalisation touche aussi le domaine de l’économie. Le système bancaire commercial a été remis en marche et une « Banque centrale de la région du Kurdistan » a été créée pour assurer la gestion de la monnaie et servir de trésorerie-paierie générale aux services de l’Etat. La monnaie locale est le dinar irakien d’avant 1991 imprimé en Suisse, qui n’est plus utilisé qu’au Kurdistan et de ce fait appelé « le dinar kurde ». Depuis 1997 celui-ci reste remarquablement stable vis-à-vis du dollar, s’échangeant au taux de 17 à 18 dinars pour un dollar, une valeur plus de cent fois supérieure à celle de l’actuel dinar irakien. Le niveau de vie des habitants du Kurdistan est, lui aussi, très supérieur à celui des administrés du régime irakien.

Cependant, la répartition des richesses accentue des inégalités potentiellement dangereuses pour la cohésion sociale. La proximité avec les décideurs politiques engendre nombre d’avantages économiques et le décalage croissant entre les niveaux de vie des gouvernements et des gouvernés est de nature à affaiblir, à terme, l’autorité et l’audience des grands partis laïcs kurdes et à renforcer les mouvements islamistes qui font de la lutte contre la corruption l’un de leurs chevaux de bataille. Ces mouvements soutenus et financés par l’Arabie saoudite et l’Iran avaient pu, pendant la période noire de la guerre fratricide, accroître sensiblement leur popularité. Depuis le retour à la paix et l’essor économique qui s’en est suivi leur influence semble en net recul, même si la capacité de nuisance de leurs fractions violentes reste encore significative. L’une de ces fractions, auteur d’une série d’agressions contre « les femmes impies » a assassiné, en février 2001, le gouverneur chrétien d’Erbil, François Hariri. Un an plus tard, elle a perpétré un attentat contre Barham Salih, Premier ministre du gouvernement de Suleimanieh, accusé d’être « trop pro-américain ». Certains de ses cadres auraient été formés dans les camps d’Al-Qaida. Mais, en fait, il ne fait guère de doute que ce sont certains services iraniens qui les manipulent pour déstabiliser la région ou amener les dirigeants kurdes à ne pas mésestimer les intérêts iraniens.

La division en deux pôles rivaux de l’autorité politique nuit à l’efficacité de la lutte contre ces fractions violentes, tout comme elle réduit sa marge de manœuvre et sa capacité de négociation avec des voisins plus puissants et malveillants comme l’Iran, la Turquie et l’Irak.

Il reste que, nonobstant ses faiblesses, ses contradictions, ses incohérences et ses problèmes, l’expérience de l’auto-administration kurde présente un bilan assez largement positif. Initiée comme « expédient provisoire », poursuivie dans la précarité, dans le dénuement et dans l’incertitude, elle a pu tenir pendant onze ans, créer des institutions étatiques, assurer la reconstruction et le développement progressif du pays et jeter les bases d’une société démocratique. On est certes encore loin du rêve kurde d’un Etat unifié et démocratique, susceptible de servir de modèle aux pays et aux peuples voisins. Mais, force est de constater que l’expérience kurde supporte très avantageusement la comparaison avec la plupart des Etats issus de l’éclatement de l’URSS ou nombre d’Etats du tiers-monde. La transition de la longue nuit de la dictature vers la démocratie est un processus lent et compliqué et il était sans doute naïf de s’attendre à ce que les responsables kurdes irakiens pussent créer ex nihilo une démocratie parlementaire à l’occidentale dans un pays dévasté, aux structures sociales désagrégées, sans tradition démocratique véritable, politiquement émietté, et cela dans une région du monde musulman, dominée par des régimes autoritaires.

Les perspectives de cette expérience d’auto-administration qui est, rappelons-le, la plus longue de l’histoire kurde depuis l’annexion forcée des principautés autonomes kurdes au XIXème siècle par les empires ottoman et perse, restent incertaines, parce que largement dépendantes de l’évolution de la politique irakienne des Etats-Unis.

Beaucoup de Kurdes irakiens pensent que le maintien du statu quo, assorti d’une amélioration des conditions d’application du programme « pétrole contre nourriture », servirait mieux leurs intérêts.

Dans cette hypothèse, ils continueraient à vivre sous la protection de l’aviation anglo-américaine d’une manière quasi-indépendante, avec les ressources croissantes de la résolution 986 leur permettant de développer leur pays, d’assurer le progrès économique, politique et culturel de leur peuple et de consolider leurs institutions étatiques. Ce processus pourrait aboutir d’ici quelques années à l’émergence d’un Etat kurde de fait, prospère, démocratique et facteur important de la stabilité régionale. Au terme de ce processus, une fois que les Kurdes auront fait la preuve qu’ils peuvent se gouverner, qu’une génération de Kurdes aura grandi dans un régime démocratique, qu’une opinion publique internationale favorable à l’auto-détermination kurde aura été formée, il sera très difficile à la communauté internationale de les obliger purement et simplement à retourner dans le giron d’un Etat irakien centralisateur ou autoritaire. Dans ce cas-là, on pourrait négocier sinon l’indépendance du Kurdistan, du moins une sorte de confédération avec l’Irak.

Ce scénario souffre cependant de plusieurs inconvénients importants. La zone de protection kurde actuelle ne couvre qu’environ 60% du Kurdistan irakien dont les territoires riches en pétrole (Kirkouk, Khanakine, Sinjar) habités par plus de deux millions de Kurdes restent toujours sous le joug de Bagdad et font l’objet d’une intense campagne d’arabisation. Cette zone de protection correspond d’ailleurs à la région que Saddam Hussein lui-même voulait, en 1974, concéder comme « Kurdistan autonome », la considérant comme économiquement peu profitable et politiquement turbulente. Tôt ou tard, les responsables kurdes seront confrontés à la question conflictuelle, explosive, du statut de ces riches territoires kurdes que Bagdad ne voudra pas lâcher et qu’aucun dirigeant kurde ne pourrait, sous peine de « trahison », abandonner à son sort.

Le statu quo reste aussi très vulnérable aux pressions multiformes des Etats voisins. La Turquie, qui depuis la fin de la lutte armée du PKK, n’a plus besoin du soutien des Kurdes d’Irak s’applique d’ores et déjà à priver l’administration kurde des revenus douaniers nécessaires à son budget en fermant sa frontière. Elle brandit aussi la carte turcomane et menace d’intervenir militairement en cas d’émergence d’un Etat kurde, « quel qu’en soit le prix ». D’un point de vue rationnel, le risque d’une telle intervention reste faible sans pour autant être inexistant. En effet, dans un passé récent, les fortes pressions américaines n’ont pu empêcher Ankara d’intervenir à Chypre, au prix d’une brouille de plusieurs années avec Washington et l’Union européenne. De son côté, l’Iran a également plusieurs fers au feu pour contenir et déstabiliser l’expérience kurde irakienne.

Enfin, pour assurer son fonctionnement, l’administration kurde, confrontée à la baisse substantielle de ses revenus en raison de la frontière turque, a besoin du soutien du Conseil de sécurité de l’ONU pour qu’une partie des revenus de la vente du pétrole irakien soit directement affectée à son soutien. Cela semble très difficile à négocier car les Etats-Unis, qui ont un pouvoir de décision dans ce domaine, restent très sensibles aux thèses et positions d’Ankara.

En résumé, le statu quo n’est guère viable et dans la conjoncture politique internationale actuelle, c’est, en fin de compte, Washington qui peut et qui va décider de sa durée. Une intervention militaire américaine visant à renverser la dictature de Saddam Hussein reste hautement probable. Les Kurdes irakiens auront une occasion historique, qui ne se présente qu’une ou deux fois par siècle, d’agir pour garantir leur avenir et ouvrir des perspectives de changement et de libération pour l’ensemble de la nation kurde. Ils n’ont évidemment pas d’autre choix que de se ranger du côté des Américains. Avec plus de 70.000 hommes armés et entraînés, ils constituent la principale force politico-militaire de l’opposition irakienne. Ils disposent de vastes réseaux d’influence, de contact et de renseignement dans les autres parties de l’Irak, y compris au sein des forces de sécurité irakienne. Ils contrôlent un territoire important et possèdent une administration dans l’ensemble efficace, qui a en outre le mérite d’illustrer concrètement, de donner chair et crédibilité à leur projet de société démocratique et pluraliste.

Il appartiendra à la direction kurde de transcender ses clivages, de jouer pleinement de ces atouts, qui sont considérables, afin d’obtenir non seulement la garantie d’un Etat fédéré pour le Kurdistan, mais aussi une participation kurde décisive dans toutes les instances du gouvernement irakien. La meilleure garantie pour l’avenir de l’expérience d’auto-administration kurde sera d’obtenir que les Kurdes gouvernent non seulement au Kurdistan, mais qu’ils partagent aussi le pouvoir à Bagdad, et que l’Irak devienne un Etat démocratique et fédéral, avec une constitution reconnaissant les Kurdes et les Arabes comme les deux peuples fondateurs de cet Etat commun, riche de sa diversité, respectueux de ses minorités, en paix avec sa population et ses voisins.

Plutôt que d’attendre le jour J de l’intervention, en se contentant des promesses faites derrière des portes closes par certains responsables américains dont l’histoire kurde récente témoigne de la fiabilité toute relative, les dirigeants kurdes devraient, d’une part, lancer rapidement un débat public au sein de la population kurde, dans l’opposition irakienne et dans l’opinion occidentale sur un projet démocratique et fédéral pour l’Irak d’après Saddam, et, d’autre part, élaborer et faire accepter d’ores et déjà par les principales composantes de l’opposition, un pacte ou une charte nationale qui les engage et qui définisse les lignes de forces de l’Irak futur. Sans quoi, leur expérience d’auto-administration risque d’entrer dans l’Histoire comme une longue parenthèse de liberté dans l’histoire tragique du peuple kurde.



[1] - voir Etudes Kurdes, n° 2, novembre 2000, Paris.

[2] - Pour les résultats détaillés de ces élections, voir le numéro 86, mai 1992, du Bulletin de liaison et d’information de l’Institut kurde.

[3] - De 1961 à 1991, le Kurdistan irakien a dû subir la guerre menée par les armées de Bagdad contre le mouvement autonomiste kurde, puis le conflit Iran-Irak (1980-1988), enfin la guerre du Golfe et la campagne anti-kurde qui l’a suivie. Au cours de ces guerres, 90% des 5.000 villages ainsi qu’une vingtaine de villes et bourgades kurdes furent détruits, 1,5 million de civils kurdes déplacés et internés dans des camps, 182.000 portés “disparus” lors des seules opérations Anfal de 1987-1988, l’économie agro-pastorale détruite.

[4] - Adopté en avril 1995, la résolution 986, après d’âpres négociations, fut acceptée en mai 1996. Un memorandum of understanding (MOI), signé entre Bagdad et le secrétariat général de l’ONU, définit les modalités d’application de cette résolution, dont le principe d’affectation de 13% des revenus aux trois gouvernorats kurdes. Les premières exportations du pétrole irakien dans le cadre de cette résolution débutèrent en décembre 1996.

[5] - Chiffres provisoires établis en mai 2002. Les exportations suivies du pétrole irakien alimentent régulièrement le compte attribué aux kurdes.

[6] - Une consultation coûte 1 dinar kurde (environ 7 centimes d’euro) dans la région du gouvernement d’Erbil, 5 dinars (35 centimes d’euro) dans celle du gouvernement de Suleimanieh.

[7] - Voir à ce sujet l’article très informatif de Ferhad Pirbal dans Etudes Kurdes n°2, novembre 2000, Paris.