Le ministre irakien, façade avenante du régime de Bagdad, est ce jour-là en Italie sur invitation de l'évêque des chaldéens, une communauté catholique d'Orient à laquelle il appartient. L'ex-diplomate français lui demande : "Que peut faire la France ?" Sous-entendu : pour éviter la guerre. L'Irakien reste muet. Des larmes lui montent aux yeux. "Il savait déjà que les choses étaient décidées", confiera plus tard M. Boidevaix.
Cette scène est un concentré des liens tissés, sur trente ans, entre Paris et Bagdad. Depuis, l'invasion américaine a laminé le petit monde des réseaux franco-irakiens. Deux enquêtes vont achever de les disgracier. Celle, d'abord, de l'ancien chef de la réserve fédérale américaine, Paul Volcker, chargé par l'ONU de tirer au clair les détournements du système "Pétrole contre nourriture", qui a rendu un rapport accablant, en octobre 2005. Celle aussi du juge d'instruction français Philippe Courroye, qui enquête depuis 2002 sur des malversations concernant la société Total et s'appuie sur les informations de M. Volcker pour élargir son champ d'investigation aux ramifications, en France, du programme "Pétrole contre nourriture".
"Bons de pétrole" contre lobbying. A ce jour, douze personnes sont mises en examen, en France, pour "trafic d'influence" et "corruption d'agent public étranger" dans cette affaire. La dernière en date (le 6 avril) est l'ancien ministre de l'intérieur, Charles Pasqua.
Serge Boidevaix, lui, s'est retrouvé devant le juge Courroye dès le 8 septembre 2005. Devant lui, il a décrit comment il avait monnayé ses entrées auprès du régime irakien à un groupe de trading pétrolier, Vitol, basé en Suisse. Et expliqué que les bons d'achat accordés par Bagdad étaient parfaitement légaux, l'ONU en ayant connaissance.
Il a aussi évoqué les failles du système onusien "Pétrole contre nourriture", mis en place en 1996 pour permettre à l'Irak de se fournir, dans le cadre de l'embargo international, en aliments, médicaments puis biens d'équipement civils, en utilisant ses revenus pétroliers. "Je crois que, si le système est mal fichu, il est logique de le contourner", a dit l'ancien diplomate au juge.
Le régime de Saddam Hussein avait savamment détourné "Pétrole contre nourriture". Il délivrait des bons de pétrole à des personnalités triées sur le volet, desquelles il attendait, en échange, des activités de lobbying pour la levée de sanctions frappant l'Irak depuis la première guerre du Golfe (1991). "Dès le départ, dit le rapport Volcker, l'Irak préférait vendre son pétrole à des compagnies et des individus originaires de pays perçus comme "amis" de l'Irak, en particulier s'ils étaient membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, et capables potentiellement d'alléger les sanctions." De fait, la Russie et la France ont été courtisées en priorité.
En principe, les échanges de l'Irak étaient placés sous le contrôle étroit du Comité des sanctions de l'ONU. En réalité, le système avait pris l'eau : le régime irakien se livrait à une intense contrebande pétrolière. Il imposait en outre à ses clients et fournisseurs de lui verser des "surcharges" sur les ventes de brut et des commissions - de l'ordre de 10 % - sur le volet nourriture. Le système a rapporté d'énormes revenus illicites à l'entourage de Saddam Hussein, pendant que 26 millions d'Irakiens souffraient de l'embargo.
Tarek Aziz est aujourd'hui détenu dans une prison américaine en Irak. Serge Boidevaix, lui, est toujours président de la Chambre de commerce franco-arabe, où il a été élu en 2002, mais il fait face à de lourdes accusations. L'ancien diplomate français a été interrogé pendant cinq heures par l'équipe de Paul Volcker. Il a eu l'occasion d'évoquer de quoi étaient faits les liens entre Paris et Bagdad, depuis les années Pompidou : calculs diplomatiques, appétits économiques, amitiés personnelles, réseaux à la confluence de la politique et du pétrole.
Les "amis français" de Saddam Hussein. Les amis du régime irakien se répartissaient en trois catégories : idéologues, affairistes et militants-affairistes. Serge Boidevaix fait partie des idéologues. Il a été l'un des concepteurs de la "politique arabe de la France" depuis les années 1970, lorsqu'il dirigeait le cabinet du ministre des affaires étrangères Michel Jobert.
Frappé par la crise du pétrole de 1973, Paris cherchait à déployer son influence au Proche-Orient, face aux Britanniques et aux Américains. L'Irak, avec ses deuxièmes réserves pétrolières au monde, était un interlocuteur choyé. Alors qu'en 1972 le Baas y nationalise le carburant, la Compagnie française des pétroles (CFP), un ancêtre de Total, y conserve des facilités. Jacques Chirac, premier ministre, reçoit en 1975 à Paris Saddam Hussein, qu'il qualified' "ami personnel". Bien des personnalités françaises vont parcourir, durant la seconde moitié des années 1990, la route vers l'Irak, alors sous embargo.
Serge Boidevaix, âgé de plus de 70 ans, est un habitué. Dans la capitale irakienne, il loge à l'Hôtel Rachid ou dans une maison louée du quartier de Karada, non loin de la villa de l'ambassade de France, dont il a eu les clés. Fin 1993, le Quai d'Orsay lui a confié une mission : faire libérer d'Abou Ghraib un jeune Français, Jean-Luc Barrière, capturé par les Irakiens après s'être égaré dans le désert.
Les cas Boidevaix et Mérimée. Serge Boidevaix a déclaré au juge Courroye avoir été "en liaison constante avec le Quai d'Orsay" lorsqu'il faisait ses voyages à Bagdad, où le recevait Tarek Aziz. "J'apportais mon éclairage", a-t-il expliqué. Et il ne s'est pas caché de ses activités commerciales. A partir de 1998, la société SB Consultants, qu'il a fondée, a passé un contrat avec le courtier Vitol. M. Boidevaix accompagne à Bagdad une dirigeante américaine de cette firme, Robin D'Alessandro. Elle lui avait dit, avant de le recruter : "Les Irakiens ne veulent traiter qu'avec des Français ou des Russes !"
L'ancien diplomate, qui se souvient avec nostalgie de "l'Irak laïque des années 1970-1980, un pays en plein essor !", est rémunéré par Vitol en fonction du volume de brut obtenu auprès de Tarek Aziz. Parallèlement, M. Boidevaix ne rate pas une occasion de pourfendre l'embargo contre l'Irak. Par conviction, et pour s'assurer des livraisons de pétrole. Il prend la parole dans des colloques à Paris, visite la Foire de Badgad, fait des apparitions à la Conférence de Bagdad, qui regroupe des militants anti-embargo.
Il admet, devant le juge, avoir rencontré des diplomates étrangers pour les convaincre d'une levée des sanctions contre l'Irak. "C'est ce que Tarek Aziz demandait", précise-t-il au juge. Il admet aussi avoir perçu 22 millions de barils. Ce qui, à 3 cents de commission par baril, lui a rapporté une somme par lui évaluée à plus de 400 000 dollars.
Alors qu'il fait fructifier ses activités en Irak depuis trois ans, le secrétaire général du Quai d'Orsay, Loïc Hennekine, lui envoie en septembre 2001 une lettre lui demandant de "ne pas s'écarter des règles de déontologie" et de veiller à "la séparation des sphères politique et privée".
Si les autorités réagissent, c'est parce que le régime de Saddam Hussein s'est mis à imposer, à partir de la fin 2000, des "surcharges" aux intermédiaires et aux sociétés qu'il favorise - autrement dit, à systématiser la corruption. L'implication d'un ancien officiel français devient gênante. Au juge, M. Boidevaix dira avoir "prévenu de (ses) déplacements les directeurs (du ministère des affaires étrangères)".
Un autre ancien diplomate français de haut rang, Jean-Bernard Mérimée, reçoit la même lettre de mise en garde du ministère. Il y répond le 19 octobre 2001 : "J'ai toujours été opposé au mélange des genres, du privé et du public", et assure agir dans "le respect le plus strict de la légalité". Mis en examen le 12 octobre 2005, M. Mérimée entre, lui, dans la catégorie des affairistes. L'un de ses ancien collègues raconte qu'il "aimait particulièrement le beau monde", avoir un train de vie aisé.
Ex-ambassadeur à Rome et au Maroc, ancien représentant de la France à l'ONU en 1995 - l'année où est votée la résolution 986 "Pétrole contre nourriture" -, Jean-Bernard Mérimée a lui aussi obtenu des bons de pétrole de Tarek Aziz. A l'inverse de Serge Boidevaix, il ne se s'est jamais démené pour défendre publiquement la politique de la France dans la crise irakienne. Les barils qu'il a obtenus, a-t-il expliqué au juge, relevaient d'un "geste de reconnaissance, une bonne manière". "J'avais consacré du temps et de l'énergie à Tarek Aziz, je pense qu'(il) était reconnaissant de mes efforts."
M. Mérimée était en relations d'affaires avec la Banque marocaine du commerce extérieur, qu'il a aidée à récupérer une créance en Irak. Parmi les commissions dont il a bénéficié figurent 156 000 euros, versés sur ses comptes personnels au Maroc. Devant le juge, il reconnaît : "C'est une fraude fiscale."
Les autres Français des réseaux irakiens. Le 7 novembre 2005, à l'aube, la vie de Michel Grimard bascule. Les enquêteurs du juge Courroye interpellent ce familier des milieux gaullistes chez lui, à Paris. Ancien membre du Conseil national du RPR, ancien organisateur, dans les années 1990, de voyages de parlementaires français à Bagdad, M. Grimard est mis en garde à vue. "Moi qui ai croisé dans ma vie des chefs d'Etat, dont de Gaulle, se souvient-il avec émotion, voilà que j'étais traité comme un malfrat !"
Le petit homme au visage inquiet, animateur du Mouvement chrétien Ve République, est mis en examen. Dans la galaxie des réseaux France-Irak, il fait partie des militants. Il a bénéficié de bons de pétrole, délivrés par Tarek Aziz, qu'il connaissait depuis trente ans, lorsqu'il était entré en contact avec "les jeunesses baasistes".
Les réseaux France-Irak, Roselyne Bachelot les a bien connus, mais n'a jamais touché de bons de pétrole. L'ancienne ministre, député européenne, s'est rendue plusieurs fois à Bagdad pendant l'embargo. "Je n'ai jamais accepté de rencontrer Saddam Hussein, alors que les Irakiens me le proposaient souvent, pour la photo", précise-t-elle. Dans les années 1990, Jacques Chirac lui avait demandé de prendre la présidence du groupe d'études France-Irak à l'Assemblée nationale. Elle a milité contre les sanctions ; et apprécié Tarek Aziz - un homme "agréable et ouvert".
Pour elle, contrairement à ce qu'assure le ministère des affaires étrangères, Serge Boidevaix était "forcément en rapport", pendant ces années, avec les autorités françaises : "Il était de la "maison". Je sais comment les choses se passent."
Gilles Munier, 61 ans, est un passionné de l'Irak qui vit à Rennes. Il dit que son univers - celui d'une "certaine politique arabe de la France" - s'est effondré. Victime, à ses yeux, des agissements américains et israéliens. Secrétaire général de l'Associations des amitiés franco-irakiennes, qu'il a fondée en 1986, il a été mis en examen le 6 octobre 2005. Ses déboires ne l'ont pas dissuadé de militer, encore aujourd'hui, en faveur de liens de la France avec des régimes arabes, notamment celui du Syrien Bachar Al-Assad. Ce personnage affable fréquentait avec assiduité les Conférences de Badgad qu'organisait Tarek Aziz, deux fois par an, pour battre le rappel de groupes de soutien à l'Irak venus d'Europe, de Russie, d'Inde ou d'Amérique latine.
Gilles Munier, qui a aidé par le passé des élus et des journalistes français à se rendre à Bagdad, insiste sur sa bonne foi. Tout l'argent que lui versaient les sociétés de courtage Aredio et Taurus n'allait pas dans sa poche, dit-il, mais vers les activités de son association. Achat d'espaces publicitaires (notamment dans Le Monde, en janvier 2001), organisation de colloques, envois d'aide humanitaire en Irak, voyages à Bagdad. Ainsi le régime de Saddam Hussein finançait-il les réseaux qui le soutenaient en France.