Ankara a décidé d'intégrer la langue arménienne dans sa panoplie diplomatique. Signe d'ouverture ? Non, déplore le grand quotidien de gauche Vatan : c'est seulement pour mieux contrer "la propagande arménienne sur le génocide".
Le ministère des Affaires étrangères turc a récemment décidé d'envoyer un jeune diplomate à l'étranger afin qu'il apprenne l'arménien. En l'absence de relations diplomatiques avec Erevan, ce diplomate ne se rendra donc pas en Arménie, mais dans un autre pays où un enseignement de la langue arménienne pourra lui être dispensé. Il n'y a pourtant rien de plus facile que d'apprendre l'arménien, ainsi que le grec, en Turquie. Il y a en effet à Istanbul au moins vingt écoles arméniennes et treize écoles grecques encore en activité. Toutefois, hormis les Arméniens et les Grecs de nationalité turque, personne n'est autorisé à fréquenter ces écoles. Même les enfants issus de couples mixtes et se considérant comme Arménien ou Grec ne peuvent en aucun cas être scolarisés dans ces établissements. Idem pour les enfants de la vingtaine de milliers de travailleurs clandestins originaires d'Arménie, dont nous nous plaisons pourtant à souligner la présence aux observateurs occidentaux, qui ne peuvent être scolarisés dans les écoles arméniennes, ni d'ailleurs dans aucune autre école. Les établissements scolaires pour les minorités fonctionnent en ghetto. Comme si le jour où ces écoles ouvraient leurs portes à un public plus large, le slogan crié lors des obsèques du journaliste turco-arménien Hrant Dink ("Nous sommes tous des Arméniens") risquait de se réaliser, vidant, dans la foulée, de sa substance le traité de Lausanne [1923, régissant notamment le droit des minorités arméniennes, grecques et juives en Turquie].
En Turquie, tous les membres des minorités reconnues [Arméniens, Grecs et Juifs], outre leurs langues, pratiquent, ou apprennent, automatiquement le turc. En revanche, une écrasante majorité de Turcs ne connaît qu'une seule et unique langue. Si le moyen le plus facile pour comprendre l'autre consiste à connaître sa langue, alors ce qui reste à faire relève de l'évidence. Qu'y a-t-il donc de mal à ce que les communautés qui s'entremêlent dans notre pays depuis des siècles connaissent les langues des unes et des autres ? Le projet du ministère des Affaires étrangères est déjà biaisé dès lors que l'apprentissage de la langue arménienne n'est envisagé que dans la perspective d'un "combat contre un ennemi". Il ne s'agit donc pas dans ce cas de mettre en valeur une richesse linguistique permettant de mieux comprendre nos concitoyens et nos voisins parlant différentes langues.
La connaissance des langues étrangères en Turquie est de toute façon limitée à certaines langues très répandues parmi lesquelles le russe et l'espagnol ne figurent même pas. A force de regarder vers l'Occident, nous avons dilapidé les acquis linguistiques qui nous permettraient d'étudier notre histoire. Nous avons ainsi oublié, ou simplement négligé, les langues parlées chez nous et dans notre voisinage immédiat. L'enseignement de l'arabe et du persan dans le cycle pré-universitaire est interdit depuis 1929 et a été perturbé au niveau universitaire jusque dans les années 1930. Nous avons évoqué plus haut la situation de l'arménien et du grec. Quant à apprendre le kurde, cela ne viendrait à l'esprit de personne.
Faut-il donc vraiment revenir sur les avantages de l'apprentissage des langues étrangères ? Les linguistes ont en effet démontré que les multilingues se distinguaient souvent par un niveau intellectuel supérieur à celui des unilingues. Alors que les multilingues sont plus ouverts au changement, les unilingues seraient davantage disposés à réagir négativement, voire avec violence…
Cengiz Aktar
Vatan - http://www.vatangazetesi.com/
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