11 mars 2003
Les Irakiens sont très déçus par la position française
qui les condamne à rester sous la dictature de Saddam Hussein.Kendal Nezan est président de l'Institut kurde de Paris.
Crasé par trente-cinq années de dictature baasiste, atomisé, exsangue, le peuple irakien aspire profondément à la paix. Une paix véritable, basée sur la justice et la démocratie, lui permettant de vivre enfin dans la dignité et la liberté, de reconstruire son beau et riche pays ruiné, de redonner à l'antique Mésopotamie, qui fut l'un des plus brillants foyers de la civilisation humaine, toute la place qu'elle mérite dans le concert des nations.
Cette paix-là n'est pas celle que proposent actuellement la France et ses alliés du front de refus appelé injustement le camp de la paix. Leur position consiste à priver, autant que faire se peut, le régime de Saddam Hussein des armes de destruction massive qu'il conserve en dépit de 16 résolutions de l'ONU comme un attribut de puissance ou une police d'assurance pour sa survie. Ce faisant, ils le rendront peut-être inoffensif pour ses voisins, mais certainement pas pour sa population. D'autant qu'une fois le désarmement officiellement achevé, l'ONU devra à plus ou moins brève échéance lever la tutelle internationale imposée depuis la guerre du Golfe à l'Irak, laisser au tyran de Bagdad la libre disposition de la manne pétrolière du pays qui va à nouveau être détournée au profit de la clientèle du régime, de sa machine de guerre et de ses multiples milices et services répressifs. Ensuite, en bonne logique, au nom du rétablissement de l'autorité et de la souveraineté de l'Etat, l'armée irakienne devrait reprendre le contrôle du Kurdistan autonome, où après des épreuves terribles la population kurde a pu panser ses blessures et construire une démocratie prometteuse. Cela provoquera évidemment une nouvelle tragédie humaine.
Il ne s'agit ni d'un scénario fiction ni d'un procès d'intention fait à la position française, mais d'une description de sa logique et de ses conséquences prévisibles qui méritent pour le moins débat et des explications de la part des autorités françaises.
Quelles garanties ont-elles que Saddam Hussein, qui même sous le régime des sanctions a trouvé le moyen de massacrer 150 000 Chiites du Sud et d'expulser dans le cadre de sa politique d'arabisation de 250 000 à 300 000 Kurdes des provinces kurdes restées sous son contrôle, ne va pas reprendre et amplifier ses persécutions une fois qu'il aura les coudées franches ? Qui, et par quels mécanismes, pourra l'empêcher de se réarmer et de préparer sa revanche ?
La diplomatie française affirme qu'elle n'a aucune complaisance envers le régime de Saddam Hussein qu'elle s'est d'ailleurs jusqu'ici abstenue de qualifier alors que le président Chirac n'a pas hésité à stigmatiser les escadrons de la mort en Côte-d'Ivoire ou de donner des leçons à des pays européens «mal élevés» parce qu'ils ont choisi de s'allier à Washington sans consulter Paris. A l'en croire, il serait contraire au droit international de changer par la force le régime d'un Etat souverain.
Le droit international est assurément bonne fille. Chacun le viole quand il peut et l'invoque quand cela l'arrange. Les violations commises par les Américains, les Israéliens, les Russes, les Turcs, les Irakiens sont légion. Même en faisant beaucoup d'efforts, on a du mal à voir la Russie, qui extermine allégrement le peuple tchétchène, ou la Chine qui persécute les Tibétains en défenseurs du droit. Et peut-on jurer que la France, patrie des droits de l'homme, a elle-même toujours respecté la légalité internationale ? Avait-elle, par exemple, un quelconque mandat de l'ONU lorsqu'elle a décidé de chasser du pouvoir l'empereur Bokassa qui, à côté de Saddam Hussein, n'était pourtant qu'un modeste tyranneau de village ? Avait-elle le droit de vendre à l'Irak la technologie militaire nécessaire pour la fabrication de la bombe atomique, en infraction du Traité international de non-prolifération des armes nucléaires dont elle est signataire ? A-t-elle condamné l'Irak lorsqu'en septem bre 1979 il a déclenché contre l'Iran une guerre préventive et envahi son territoire en violation grave, patente et massive de la Charte des Nations unies ? Loin d'émettre la moindre critique contre l'envahisseur, elle a mobilisé tous ses moyens pour lui venir en aide, allant jusqu'à lui prêter des avions Super-Etendard et de vendre à crédits cofacés, c'est-à-dire aux frais des contribuables français, des armements les plus sophistiqués. De même, lors du gazage des 5 000 civils kurdes à Halabja, en mars 1988, elle se contenta d'un vague communiqué condamnant «l'usage des armes chimiques où que ce soit et par qui que ce soit», sans identifier ni les bourreaux, ni les victimes. Puissance dépositaire de la Convention de Genève sur l'in terdiction des armes chimiques et bactériologiques, elle avait le devoir de saisir le Conseil de sécurité de cette violation massive du droit international. Elle a failli à son devoir.
Elle ne fut d'ailleurs pas la seule. Même le Vatican observa un silence coupable semble-t-il pour ne pas mettre en péril le salut des chrétiens irakiens. La Commission des droits de l'homme de l'ONU devant laquelle je suis intervenu en août 1988 pour que, faute d'une improbable justice à mon peuple, au moins le droit soit dit, cette commission, qui porte si mal son nom, décida par 11 voix contre 7 qu'il n'y avait pas lieu de condamner l'Irak. Que pouvait valoir la vie de quelques milliers de Kurdes face aux juteux marchés pétroliers et d'armements de Bagdad ?
Quand ce sont ceux-là même qui ont pris leurs aises avec la légalité internationale pour les besoins de leur coupable commerce avec la dictature irakienne, qui invoquent aujourd'hui le droit pour s'opposer à un changement de régime de Bagdad, cela ne peut qu'apparaître suspect aux yeux des Irakiens. D'autant qu'ils retrouvent dans cette coalition de circonstance les principaux créanciers de Saddam Hussein qui, en tacticien habile, n'a pas manqué de signer avec eux une série de préaccords pétroliers juteux pour s'assurer de leur soutien à sa survie.
Les Irakiens qui sont hélas absents du débat français ne parviennent pas à faire entendre leur voix en France. S'ils sont actuellement très déçus par la position française qui, au nom du droit et du réalisme, a pour résultat de les priver d'avenir en les condamnant à rester sous la dictature de Saddam Hussein, ils n'accordent pas pour autant une confiance aveugle aux Américains. Ils se souviennent que lors de la guerre du Golfe, ces derniers les avaient appelés à se soulever contre le régime pour ensuite les abandonner à la répression féroce de l'armée irakienne. Ils se souviennent également qu'en avril 1991 pour venir en aide à une population kurde en détresse, la diplomatie française avait su faire preuve d'imagination en plaidant pour le devoir d'ingérence humanitaire, inventé par Bernard Kouchner, qui a permis d'instaurer à l'intérieur de l'Irak, dans une partie du Kurdistan, une zone de protection alliée, d'y rapatrier deux millions de réfugiés kurdes et de leur donner ainsi les moyens de reprendre une vie normale. Ce droit nouveau fut ensuite utilisé au Kosovo sans mandat de l'ONU et avec la participation de la France, qui ne fit pas à cette occasion du juridisme, pour le plus grand bonheur d'une population albanaise persécutée.
Or, aujourd'hui, il n'y a pas de doute que le peuple irakien est en détresse. Tony Blair invoque, à juste titre, un acte d'humanité pour lui venir en aide. Le régime irakien n'est pas juste une dictature comme il y en a tant d'autres dans le tiers-monde comme l'affirment avec superbe nombre d'hommes politiques français qui n'ont jamais rencontré d'autres Irakiens que les officiels du régime et qui ignorent l'ampleur de la tragédie du peuple irakien. Saddam Hussein est le tyran le plus sanguinaire de la planète, dont les guerres contre les Kurdes, les chiites, l'Iran, le Koweït et leurs conséquences ont fait en trois décennies près de deux millions de morts. A situation exceptionnelle, solution exceptionnelle. Celle-ci est du ressort des cinq pays - Russie, France, Allemagne, Etats-Unis, Grande-Bretagne - qui ont massivement armé cette dictature monstrueuse et qui doivent maintenant assumer ensemble leurs responsabilités pour délivrer le peuple irakien. Cela ne nécessitera pas forcément une intervention militaire. S'ils parvenaient à parler de la même voix, ils pourraient peut-être obliger Saddam Hussein et son clan à s'exiler. Grâce à sa fortune évaluée à 10 milliards de dollars, le tyran aura largement de quoi subvenir aux besoins des siens. On pourrait ainsi sortir de l'impasse et éviter à la population irakienne les épreuves d'une nouvelle guerre et surtout créer les conditions d'une transition sous l'égide de l'ONU vers un régime démocratique, laïc et fédéral, respectueux de la diversité culturelle, linguistique et confessionnelle de la Mésopotamie.
Il y a de nombreuses raisons de s'opposer à l'unilatéralisme de l'empire américain, mais rien ne justifie que l'on laisse à son président conservateur le monopole du message de la démocratie pour se réfugier dans la défense frileuse du statu quo, surtout si celui-ci signifie servitude et mort lente pour un peuple qui ne demande qu'à vivre dans la paix et la liberté.