Procès de Kobané : la justice turque condamne lourdement plusieurs responsables politiques prokurdes

mis à jour le Jeudi 16 mai 2024 à 23h00

Lemonde.fr | Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

Le charismatique chef de file du parti de gauche HDP, Selahattin Demirtas, déjà incarcéré, a été condamné à quarante-deux ans de prison. La centaine d’inculpés étaient accusés de crimes terroristes, en lien avec les marches organisées en 2014 en soutien aux habitants de la ville syrienne de Kobané, assiégée par l’Etat islamique.

Le verdict de la Haute Cour pénale d’Ankara a été lu, jeudi 16 mai, par son président devant une immense salle d’audience soudainement vide. La centaine d’avocats des 108 inculpés dans ce que tout le monde appelle ici le « procès de Kobané », du nom de cette ville frontalière kurde syrienne, avait, peu avant l’annonce, décidé de se lever et de quitter le tribunal en signe de protestation contre une accusation « exclusivement politique », « arbitraire » et « sans base juridique ni légale ». Les défenseurs ont rejoint les membres des familles des accusés et les délégations d’élus de l’opposition venus dénoncer l’acharnement judiciaire du pouvoir et l’instrumentalisation du droit.

Pendant près d’une heure, les condamnations et les années de prison se sont ainsi égrenées par ordre alphabétique et de manière presque répétitive devant des rangées de chaises : Ahmet Türk, maire kurde de Mardin, dix ans d’incarcération pour « appartenance à une organisation terroriste armée » ; Figen Yüksekdag, ancienne coprésidente du parti de gauche prokurde HDP (aujourd’hui rebaptisé Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie, DEM), trente ans et quatre mois de prison ; Gültan Kisanak, ex-maire de Diyarbakir, douze ans, mais libérable, compte tenu de la détention subie avant le verdict, avec l’interdiction toutefois de quitter le territoire ; Selahattin Demirtas, ancien coprésident du HDP et ex-candidat à la présidentielle, quarante-deux ans de prison incompressible, condamné pour 47 chefs d’inculpation, notamment pour atteinte à l’unité de l’Etat. La liste est interminable.

Tel est l’épilogue d’un procès qui aura duré près de quatre ans et nécessité 83 audiences. L’affaire était suivie de près en raison de la personnalité politique des accusés, de leur nombre, mais aussi de l’importance des événements qui se sont déroulés au moment des faits incriminés et du contexte dans lequel aujourd’hui ils sont jugés.

Procès historique

Les 108 personnes de ce procès historique, au vu de la sévérité des condamnations, étaient jugées pour des manifestations en soutien à Kobané en 2014. A l’époque, la petite ville est assiégée par les djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI) depuis un mois. L’armée turque, elle, empêche les Kurdes turcs de venir en aide à leurs proches de l’autre côté de la frontière. Plusieurs responsables locaux, dont Selahattin Demirtas, ont alors appelé à manifester contre cette situation.

Le 20 juillet 2015, une explosion tue 34 militants de gauche prokurdes et en blesse 104 autres, lors d’un rassemblement à Suruç, ville jumelle de Kobané, située en territoire turc. Ankara attribue l’attentat à l’EI ; le mouvement kurde désigne le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Deux policiers turcs sont ensuite abattus à Ceylanpinar, proche de la frontière syrienne : le meurtre est revendiqué par le Parti des travailleurs du Kurdistan, qui finit par se rétracter. Dans les jours qui suivent, les attaques du mouvement kurde et les opérations turques se succèdent. C’est le retour de la guerre en territoire turc.

S’ensuit l’ouverture de ce procès hors normes. Certains inculpés sont arrêtés, d’autres laissés en liberté sous contrôle judiciaire. Tous sont accusés de crimes terroristes, en lien avec les marches de protestation.

« Oui, j’ai participé à cette manifestation et je me souviens de ces jeunes morts, avait lancé Gültan Kisanak, en janvier, aux magistrats. Depuis ma cellule, je rends hommage à leur mémoire et maudirai ce massacre aussi longtemps que je vivrai. Personne ne peut me présenter le fait [de participer à une telle manifestation] comme un crime. Cela me fait mal de devoir me défendre contre des accusations qui font fi de toute valeur humaine. »

« Un massacre judiciaire »

Quelques minutes avant les sentences, le journaliste Mahmut Bozarslan, pince-sans-rire, basé à Diyarbakir, avait tweeté : « Le verdict du procès de Kobané montrera si la normalisation [de la vie politique turque, revendiquée par le pouvoir à Ankara depuis le revers de la coalition gouvernementale aux élections municipales du 31 mars] inclut les Kurdes ou non… Soit la normalisation commence, soit elle est reportée au 30 février… »

Elle attendra donc. A peine le verdict tombé, le ministère de l’intérieur, par la voix de Bülent Turan, adjoint au ministre, a cru bon d’enfoncer le clou. « Tout le monde était prévenu, [les accusés] devront rendre des comptes, même si cela en mécontentera certains. La justice a opéré, il y a des acquittements et des sanctions », s’est-il enorgueilli.

Réunis à l’Assemblée nationale, plusieurs députés de l’opposition ont manifesté bruyamment leur désapprobation. Des élus du DEM ont brandi des portraits de Figen Yüksekdag et de Selahattin Demirtas. « Nous avons tous été témoins ici aujourd’hui d’un massacre judiciaire », a réagi, dans un communiqué, la formation, dénonçant une « nouvelle tache sombre dans l’histoire judiciaire de la Turquie ».

Avant de clôturer la séance, Sirri Sureyya Onder, député du DEM, a tenu à partager au micro « sa tristesse » et « à saluer ses amis en prison ». Lui-même était un des 108 inculpés. Le parquet avait requis une « perpétuité alourdie » à son encontre. Il est aujourd’hui acquitté. « Les condamnations pleuvent sur des personnes qui ne le méritent pas, elles tuent tout espoir de paix de vivre ensemble », a-t-il déclaré.