Un Kurde sunnite iranien
Un Kurde sunnite iranien, à Marivan, en Iran en mai 2011. REUTERS/Morteza Nikoubazl -
Slate.fr
Tout le monde a entendu parler de cette «nation sans Etat». A cheval sur quatre pays (la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie), ce peuple est tout de même largement méconnu.
Au cœur du Proche-Orient, partagés entre au moins quatre pays (Irak, Iran, Turquie, Syrie) et formant une nombreuse diaspora en Europe, les Kurdes constituent la plus grande nation sans Etat.
Dans la recomposition régionale que les soulèvements arabes pourraient entraîner, les Kurdes auront certainement leur mot à dire.
L’occasion de s’interroger sur ce que représentent aujourd'hui les Kurdes et sur ce qu’ils veulent, en compagnie de Sandrine Alexie de l'Institut kurde de Paris. Ecrivain, traductrice, elle blogue le monde kurde depuis 2000.
VRAI. Les estimations varient entre 20 et 40 millions. Aucun des quatre pays où vivent les Kurdes n'a jamais fait de recensement ethnique. Rester dans le flou arrange tous les gouvernements.
Les estimations les plus plausibles donnent 15 millions en Turquie et 7-8 millions en Iran. Dans ces deux pays, les autorités évitent le recensement pour ne pas renforcer le poids des particularismes ethniques. Ils seraient 1-2 millions en Syrie, parmi lesquels 800.000 environ sont privés de nationalité syrienne, donc d’existence légale.
En Irak, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) donne les chiffres officiels de 5,3 millions d'habitants et l'Irak ne veut en compter que 4,3 car cela permet de minorer le budget accordé aux provinces kurdes en fonction de sa population.
Si on compte les autres petites régions kurdes hors GRK dont Kirkouk, on peut envisager 6 à 6,5 millions de Kurdes en Irak.
Enfin, selon les estimations du Conseil de l’Europe, on peut décompter dans la diaspora: ceux qui vivent en Allemagne, environ 800.000, plutôt originaires de Syrie et de Turquie; en Suède 100.000, provenant plutôt d'Iran et d'Irak; en Grande-Bretagne 90.000, provenant d'Irak; en France 120-150.000, majoritairement de Turquie. Mais ces estimations sont difficilement fiables en raison du nombre de clandestins dans la diaspora. Impossible aussi de chiffrer les Kurdes d’ex-URSS. En Israël, ils seraient 130.000.
Un total de 35 millions de Kurdes vivant dans le monde ne serait cependant pas complètement irréaliste.
FAUX. Les tribus et les familles kurdes sont à cheval sur plusieurs frontières. Certains partis politiques ont une influence transfrontalière.
Ainsi le Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK (Turquie), listé comme organisation terroriste par les Etats-Unis et l'Union européenne, possède une branche dans chaque pays: en Syrie (PYD), en Iran (PJAK) et un petit parti en Irak (PÇKD). Les partis kurdes syriens, hors le PYD-PKK, ont souvent eu des sympathies pour l'un des deux principaux partis irakiens, le PDK de Barzani ou l'UPK de Talabani.
Les Kurdes ont deux dialectes principaux, différents mais compréhensibles l'un par l'autre: le kurmancî est parlé en Syrie, en Turquie, au nord du Kurdistan d'Irak et du Kurdistan d'Iran, dans tous les pays de l'ancienne URSS, ainsi qu'au Khorassan iranien; le soranî, quant à lui est parlé au sud du Kurdistan d'Iran et d'Irak. Au Kurdistan de Turquie, une autre langue voisine, le zaza, est surtout parlée à Dersim-Tunceli.
Sandrine Alexie explique:
«Avec tout ce qu’ils ont subi depuis la fin de la première guerre mondiale (politiques d’assimilation voire génocide comme en Irak, interdiction de l’enseignement de la langue, etc.), si les Kurdes ne constituaient pas une nation, ils auraient disparu et il n’y aurait plus depuis longtemps de “Question kurde”. Le sentiment national des Kurdes a été renforcé par les persécutions.»
VRAI. La grande majorité des Kurdes est musulmane sunnite (70%).
En Irak, la petite population kurde chiite a été massacrée ou déportée par Saddam Hussein en 1987-1988. Certains de ces Kurdes chiites, originaires d’Irak, vivent dans des camps de réfugiés en Iran. Depuis la chute du parti Baas, ils commencent à revenir en Irak, mais ils sont au maximum 20.000.
En Iran même, il y a une concentration de Kurdes chiites au sud du pays. Parmi les Kurdes, le syncrétisme soufi-chiisme pré-islamique est influent (alévis en Turquie, yézidis en Irak du nord, shabak autour de Mossoul, kaka'ï yarsan en Iran).
Les chrétiens du Kurdistan se partagent entre catholiques et églises autocéphales: Chaldéens, Assyriens, Syriaques. Ils sont de langue araméenne.
Beaucoup de ces chrétiens ont participé à partir de 1967 aux révoltes des Kurdes, car ils étaient menacés par les exodes forcés, la destruction de leurs villages et par l’arabisation, avant de l’être aujourd’hui par l’islamisme.
On compterait actuellement plus de 100.000 chrétiens kurdes au Kurdistan d’Irak. Ils ne sont pas reconnus comme minorité religieuse ou ethnique en Turquie où la guerre des années 1990 les a chassés des régions kurdes (ils sont souvent pris entre deux feux, dans les combats des Kurdes contre le gouvernement central).
Au Kurdistan de Syrie, leurs rapports avec les Kurdes musulmans sont plutôt bons et les chrétiens dans les villes kurdes soutiennent plutôt les mouvements kurdes ou n'en souffrent pas, contrairement à ce qui se passe dans le reste de la Syrie.
Depuis 1949-1950, tous les Kurdes juifs sont partis en Israël, en Australie ou aux Etats-Unis.
L'Irak n'a pas de liens diplomatiques avec Israël mais en 2006 le président du KRG, Barzanî, s’est prononcé en faveur de l’ouverture d’un consulat israélien à Erbil. Les Kurdes juifs peuvent cependant revenir visiter leur village d’origine, sous d’autres passeports. Il ne parait pas y avoir d’hostilité des Kurdes musulmans envers eux.
Mustafa Barzanî (le père de l’actuel président du KRG) avait de très bonnes relations avec Israël qui l’a soutenu dès les années 1960, ou encore en 1975, et les Kurdes ne s’en sont jamais cachés. La tribu des Barzanî avait des liens étroits avec les juifs d’Aqra dont l’ancien ministre israélien de la Défense, Ytzakh Mordechai. Il y a aussi de nombreux «Barzanî» (originaires de Barzan) israéliens.
VRAI & FAUX. Le Kurdistan (mot interdit en Turquie) n’a jamais existé en tant qu’Etat nation du XXe siècle, mais dès l’époque médiévale, il y eut des principautés indépendantes ou semi-indépendantes tenues par des princes kurdes.
Le Sultan de Perse, Sandjar, un Turc seldjukide, a créé (en 1150) une province portant le nom de Kurdistan. Parallèlement à ce dernier, émergea ensuite un Kurdistan ottoman dont les contours changèrent en fonction des déplacements de frontière turco-persane.
«Dans leur titulature, les Sultans ottomans portaient le titre de “Padişah-i Kurdistan” (empereur du Kurdistan) comme en attestent les archives administratives ottomanes. Mais les autorités turques ne semblent pas s’en souvenir», rappelle Sandrine Alexie.
Et par la suite, a toujours subsisté une province appelée Kurdistan en Perse, puis dans l’Iran moderne.
A la fin de la Première Guerre mondiale, les nouvelles frontières répartissent les Kurdes sur quatre pays. Les premières cartes du Kurdistan ont été dressées en 1919, par un envoyé kurde sur la demande de la Société des Nations (les articles 62 et 64 du Traité de Sèvres signé en 1920 signé par le sultan et les Puissances prévoyaient un Kurdistan autonome voire indépendant et une Arménie indépendante). Le Kurdistan y a la forme d’un grand chameau dont la tête boirait dans la mer, sa superficie y est égale à celle de la France.
VRAI. Les Kurdes veulent majoritairement leur indépendance. Ils tiennent à dire qu’ils en remplissent tous les critères (continuité territoriale, langue, culture, histoire) et qu’ils en ont le droit.
Mais ils savent que le demander serait un suicide politique. Cela conduirait les Américains à lâcher les Kurdes d’Irak. A ses débuts, fin des années 1980-début des années 1990, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, Turquie) réclamait l’indépendance, une revendication qu’il a abandonnée par la suite.
Dès les années 1960, une autre solution s’esquissait selon laquelle chacune des quatre parties du Kurdistan devrait acquérir son autonomie pour s’unir ensuite dans une sorte de Benelux, un ensemble aux frontières plus souples.
Cette idée est rapportée pour la première fois en 1963 par Dana Adams Schmidt, journaliste au New York Times, qui passe 46 jours dans les montagnes avec Mustafa Barzanî et écrit un récit: Journey Among Brave Men.
Ce projet d'union revient en force aujourd'hui et bénéficie d'un certain consensus. Ce qui se passe au Kurdistan d'Irak depuis 2003 a redonné confiance en eux aux Kurdes des autres pays.
En particulier en Turquie où, depuis 2009, l'Union des communautés du Kurdistan (KCK), prenant pour modèle la Région du Kurdistan d'Irak, multiplie les initiatives politiques dans le sens de l'autonomie et de l'autodétermination, ce qui explique la politique de répression actuelle (arrestations, procès, interdictions, etc.) redoublée de l'Etat turc.
VRAI. Très indépendantistes, ils n’ont jamais vécu sous un pouvoir centralisé kurde.
C'est un peuple des montagnes et un peuple anciennement nomade, ce qui ne prédispose pas à l’unification. De plus, l’organisation, encore très tribale, oppose souvent les chefs de tribus. Sandrine Alexie précise:
«Les Kurdes n'ont pas le culte du grand dictateur, ils seraient plutôt du genre gascon. Chaque Kurde est le roi de sa montagne. Alors ils se chamaillent, les rivalités sont fréquentes et faciles.»
En Irak du nord, les Kurdes ont connu une guerre civile de 1992 à 1996. Les grandes puissances régionales ont soutenu l'un ou l'autre parti, à tour de rôle. Les frères ennemis de l'UPK et du PDK se sont finalement réunifiés en 2003. Mais cette guerre qui a failli faire couler leurs rêves d’indépendance reste un souvenir traumatique pour les Kurdes.
FAUX. Malgré le harcèlement judiciaire, les arrestations et les emprisonnements dont ils sont l’objet, les Kurdes de Turquie ne vivent plus les années de plomb (déportations, villages brûlés, tortures de masse, disparitions de militants, opérations du Hezbollah turc) qu'ils ont connues dans les années 1980-1990 avant l'arrivée au pouvoir des islamo-conservateurs de l'AKP.
En Iran, le traitement des Kurdes est pire (interdiction de toutes les langues minoritaires, dont l'arabe, interdiction des journaux en kurde, des associations culturelles de défense des droits de l'homme, des associations féministes, des syndicats kurdes, persécutions, répression de tout début d’expression de la société civile).
Les arrestations, les emprisonnements, les tortures sont nombreuses à l’égard des militants ou des combattants du Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) qui seraient soutenus par la CIA. Les condamnations à mort également car les Kurdes du PJAK, se définissant parfois comme athées et plutôt marxistes (la ligne politique du PKK-PJAK est très difficile à suivre mais ils sont anti-islam).
Il y a aussi les Kurdes sunnites qui sont mal vus des mollahs. Tous peuvent être condamnés (et le sont souvent) comme «ennemis de Dieu» par les Hautes cours révolutionnaires d'Iran, ce qui est passible de la peine capitale.
VRAI. Soit la démocratie est instaurée et les Kurdes y gagnent au moins une plus grande autonomie locale et une reconnaissance constitutionnelle de leur peuple et de leur langue; soit c’est le chaos, avec des zones d’influences diverses et là aussi ils peuvent en tirer profit car ils veulent reproduire ce qui s'est passé en Irak en 1992 (autonomie) lorsque Saddam Hussein s'est retiré du nord du pays.
Dans ce cas, ils empêcheront le retour des soldats arabes dans les zones que le régime de Bachar el-Assad leur a laissées. Et ne laisseront pas non plus entrer l'armée de libération syrienne (ASL), car ils craignent l'influence des djihadistes qui se battent aux côtés de l'ALS (les clashs entre milices de l’ASL et celles du PYD-PKK ont déjà commencé).
La stratégie du PYD-PKK pourrait être la suivante: on laisse les Syriens sunnites s'affronter aux Syriens chiites, on protège nos minorités et notre population et on sécurise nos zones.
«Mais on ne peut pas exclure non plus une guerre civile entre Kurdes du PYD-PKK et Kurdes de la nouvelle coalition révolutionnaire», explique Sandrine Alexie. Si les Peshmergas syriens (volontaires, déserteurs de l'armée syrienne qui se sont réfugiés au Kurdistan d'Irak) ne sont pas encore revenus en force dans le nord de la Syrie, c'est probablement parce que tout le monde craint des affrontements inter-kurdes.
Ariane Bonzon