Sergio AQUINDO
Lemonde.fr | Stéphane Foucart
« Les lettres de Kanesh » (2/5). Les quelque 22 000 tablettes d’argile découvertes dans les ruines de la cité anatolienne de Kanesh, il y a quatre mille ans, donnent un aperçu fascinant de l’organisation d’une grande ville de l’âge du bronze, qui n’est pas sans rappeler la démocratie athénienne.
Tout à coup, la lumière remplaça les ténèbres. A Athènes, entre le VIIe et le Ve siècle avant notre ère, la philosophie apparaît, la démocratie renverse la tyrannie. Nous l’avons tous appris à l’école, c’est le « miracle grec ». Un « miracle » qui, soit dit en passant, sied très bien aux héritiers de la Grèce que nous sommes : en le célébrant, c’est un peu nos propres louanges que nous chantons. L’émergence de systèmes politiques complexes, le partage des pouvoirs et les balbutiements de la démocratie, tout cela vient-il du seul génie de l’Europe ? Si vous doutez de ce miracle, vous n’avez probablement pas tort, et les lettres de Kanesh sont là pour conforter votre scepticisme.
Ces quelque 22 000 tablettes d’argile vieilles de 4 000 ans, découvertes dans les ruines de la cité anatolienne de Kanesh, donnent un aperçu fascinant de l’organisation d’une grande ville de l’âge du bronze, qui n’est pas sans rappeler l’Athènes de Périclès – tout en la précédant de quinze siècles.
Mais, avant de poursuivre, il faut éclaircir un point important. Les lettres découvertes à Kanesh ne renseignent pas tant sur la ville de Kanesh que sur une autre cité : Assur, le cœur de l’Assyrie, à un millier de kilomètres au sud-est, postée en surplomb du Tigre, non loin de l’actuelle Mossoul (Irak). « La majorité de ces textes sont des correspondances entre les marchands assyriens installés sur place et leur ville d’origine, Assur, à laquelle ils restent liés », explique l’assyriologue française Cécile Michel (CNRS), qui travaille depuis près de quarante ans sur ce corpus. « Or, pour la période paléo-assyrienne [entre 2000 et 1800 avant J.-C.], les archéologues n’ont trouvé quasiment aucun texte à Assur, dit-elle. Les principales sources d’information sur le fonctionnement de cette cité-Etat sont les documents trouvés à Kanesh. »
Si le pays d’Assur vous dit quelque chose, c’est probablement que vous avez déjà arpenté les départements des antiquités orientales des grands musées européens. Peut-être avez-vous admiré, au Louvre, les immenses taureaux ailés androcéphales taillés dans l’albâtre qui gardaient la cour du palais de Sargon II, à Khorsabad. Peut-être avez-vous flâné devant les bas-reliefs du palais d’Assurbanipal, au British Museum de Londres…
Cette Assyrie fastueuse, c’est celle de l’âge de fer, qui règne sur tout le Proche-Orient de 900 à 600 avant notre ère. Le roi d’Assyrie est alors l’homme le plus riche et le plus puissant du monde. Ses banquets régalent parfois des dizaines de milliers de convives pendant des semaines. Son armée est précédée d’une réputation d’invincibilité et de brutalité sanguinaire qui tient en respect tous les peuples de la région, depuis le delta du Nil jusqu’au Tigre, et des monts enneigés du Taurus jusqu’aux déserts du Golfe Persique.
A quoi ressemblait la royauté assyrienne, mille à mille cinq cents ans plus tôt ? A rien de tel. Les lettres de Kanesh, en effet, en donnent une image stupéfiante de modestie. « A l’époque paléo-assyrienne, le roi d’Assur ne s’octroie même pas le titre de “roi” lorsqu’il écrit aux marchands assyriens installés à Kanesh, dit Cécile Michel. Il se présente comme “chef” ou “prince”, comme “vicaire du dieu Assur” [la divinité protectrice de la cité du même nom], ou comme “superviseur” d’une assemblée, qui est la principale autorité politique de la ville. »
Selon les textes parvenus jusqu’à nous, cette assemblée semble avoir fonctionné comme une cour de justice, mais aussi comme un organe législatif. Parfois, précise Cécile Michel, ses décisions disent s’appuyer sur un code de lois « inscrit sur une stèle ». Hélas, celle-ci n’a pas été découverte. Par petites touches, les lettres de Kanesh donnent des indices sur le fonctionnement de l’assemblée. Elle se tenait « devant les symboles du dieu Assur », dans une « enceinte sacrée » située au seuil de son temple, sous la supervision d’un aréopage que les textes désignent comme les « Anciens », et dont faisait partie le roi.
« On ne sait pas avec certitude qui siégeait dans cette assemblée, mais, d’après les textes dont nous disposons, on peut penser qu’il s’agissait d’une assemblée populaire, une assemblée ouverte, un peu comme à Athènes à la période classique, où chaque homme libre pouvait porter ses arguments dans les débats », dit l’assyriologue Mogens Trolle Larsen, de l’université de Copenhague.
L’existence de telles institutions, si loin de l’Europe et à une époque si reculée : voilà qui frappe les enfants de la Grèce classique que nous sommes. Pourtant, de telles assemblées ne paraissent pas avoir été exceptionnelles dans la région. « Ailleurs en Mésopotamie, on a découvert des correspondances diplomatiques du XVIIIe siècle avant notre ère, suggérant que certaines cité-Etats n’avaient pas de roi et qu’elles étaient largement gouvernées par une assemblée », raconte le chercheur danois.
Ce tropisme « démocratique » n’était donc pas unique en Mésopotamie. A Kanesh, la situation n’était guère différente. Les marchands d’Assur expatriés dans la grande ville anatolienne n’étaient pas sous la coupe directe du roi local mais regroupés au sein du karum – mot que les spécialistes traduisent par « comptoir de commerce » – et bénéficiaient d’un régime d’extraterritorialité. « A l’image du système politique de la cité d’Assur, le karum disposait d’une assemblée locale grâce à laquelle les litiges étaient collectivement arbitrés, explique Cécile Michel. En cas d’échec ou de désaccord, l’affaire remontait à Assur, dont l’assemblée faisait office de cour d’appel. »
Quelle place pour le roi ? Les lettres de Kanesh n’explicitent pas clairement le fonctionnement des institutions d’Assur et les assyriologues doivent déduire de ces textes parfois obscurs la subtilité de l’équilibre des pouvoirs. Cécile Michel a inventorié toutes les lettres adressées par le roi d’Assur à ses sujets installés dans la cité anatolienne. Elle en a compté dix-sept. Dans douze d’entre elles, le roi ne fait que transmettre les verdicts ou les décisions de l’assemblée. Souvent, ces lettres sont introduites par la formule : « La Ville a rendu un jugement. » La collectivité, donc, prend le pas sur la figure royale.
Or, comme tous les rois, celui d’Assur est vaniteux, et soucieux de l’image qu’il va laisser à la postérité. Dans une inscription découverte à Assur, sur le montant d’un portail, le roi Erishum Ier (1974-1935 avant J.-C.) se vante des grands travaux qu’il réalise pendant son règne : « Lorsque j’ai commencé les travaux, la Ville a obéi à ma parole et j’ai promulgué l’exemption des taxes sur l’argent, l’or, le cuivre, l’étain, l’orge, la laine, le son et la paille. »
Le roi, donc, seul commanditaire et financeur de la construction du temple d’Assur et de la réfection des murailles ? M. Larsen s’amuse que les lettres de Kanesh permettent de prendre le souverain en flagrant délit de propagande. L’une des lettres découvertes à Kanesh donne ainsi des mêmes travaux une description bien différente. Les marchands expatriés sont avertis par celui qui les représente à Assur : « La Ville vous a imposé un paiement de 10 mines d’argent pour les dépenses liées aux fortifications. » Avant d’enjoindre aux destinataires de s’acquitter au plus vite de cet impôt supplémentaire, faute de quoi un messager serait envoyé d’Assur à Kanesh pour percevoir la somme, et les frais de son voyage – estimés à une mine d’argent – seraient alors à leurs frais. « Cette lettre fascinante montre que la déclaration de l’inscription royale d’Erishum doit être replacée dans un contexte beaucoup plus complexe où d’autres institutions de la ville jouent un rôle de premier plan », dit M. Larsen.
La place du roi dans l’organisation politique de la cité d’Assur au milieu du XXe siècle avant notre ère apparaît ainsi bien plus modeste. Elle l’est d’autant plus que la répartition des pouvoirs semble avoir été plus subtile qu’un simple partage entre le roi et l’assemblée. Dans les textes de Kanesh est souvent mentionné un « hôtel de ville » (littéralement bet alim, ou « maison de la ville »), dirigé par un haut magistrat : le limmu. La traduction est singulièrement difficile. La langue des vieux assyriens décrit un monde et des institutions disparus, et leurs mots pour les décrire n’ont souvent pas d’équivalent dans les langues modernes. Les lettres de Kanesh indiquent que le limmu est placé à la tête de l’hôtel de ville afin d’organiser la collecte des taxes au profit de la cité, de perquisitionner les mauvais payeurs, de contrôler le commerce de certaines matières premières stratégiques comme le fer, de jouer le rôle de banque…
Le limmu est un magistrat important, quelque chose entre notre premier ministre et notre ministre de l’économie et des finances. Toutefois, de la même manière qu’elles contraignent fortement le pouvoir du roi, les institutions paléo-assyriennes limitent aussi celui du limmu, puisque son mandat ne dure qu’un an. Et cette particularité est à l’origine du système assyrien de comptage du temps : les années ne sont pas numérotées mais portent le nom du limmu qui se trouve aux affaires. D’où le choix des chercheurs de traduire le titre de ce magistrat par le terme « éponyme ». Non seulement son mandat était limité à une année, mais le futur éponyme – membre de l’une des grandes familles de marchands d’Assur – ne pouvait promettre aucune faveur à quiconque avant son arrivée à la tête de l’hôtel de ville, puisqu’il ne pouvait prévoir sa nomination : il était tiré au sort.
« Aucun document trouvé à Kanesh ne permet de connaître le mode de désignation de l’éponyme, mais un texte plus tardif nous dit que c’est le “sort” qui en décide, dit M. Larsen. Cette institution remonte au moins au règne d’Erishum Ier, vers 1970 avant notre ère, mais elle s’enracine peut-être dans un passé bien plus lointain. » L’institution de l’éponymie va perdurer plus de treize siècles, jusqu’à la chute de l’empire néo-assyrien, en 609 avant J.-C. « Mais, à la fin, l’éponyme n’était plus indépendant, puisqu’il n’était plus tiré au sort, mais nommé par le roi », rappelle l’assyriologue danois. Comme l’aboutissement d’un lent reflux, celui de l’esprit « démocratique » qui prévalait entre le Tigre et l’Euphrate, au début du IIe millénaire avant notre ère.
Reste une question : s’il a disparu de Mésopotamie au fil de mille ans d’histoire, le subtil système de partage des pouvoirs mis en place il y a quatre mille ans à Assur s’est-il diffusé jusqu’en Méditerranée orientale ? A-t-il influencé les Grecs ? Si la question se pose, c’est évidemment que l’éponymie s’est aussi implantée dans les cités grecques, environ un millénaire après avoir été attestée à Assur – l’archonte éponyme, le plus haut magistrat d’Athènes, ayant un mandat annuel depuis le VIIe siècle avant notre ère. Il n’existe aucune preuve d’une telle influence, néanmoins les idées circulent sans laisser de traces et, après tout, l’Assyrie a bien plus à voir avec notre histoire que nous l’imaginons. A commencer par le nom de notre continent et de celui qui, à l’est, lui fait face. Le fait est débattu, mais le mot Asie pourrait provenir du vieil assyrien asu, qui signifie l’orient, le levant, la lumière. Et, symétriquement, Europe viendrait du mot ereb : l’occident, le couchant, les ténèbres.