Samedi 15 octobre 2005 | Par Marc SEMO (Erbil envoyé spécial)
La Constitution entérine la quasi-indépendance du Kurdistan irakien. Une opportunité historique que la majorité des 4 millions d'habitants de cette région ne compte pas laisser passer.
Malgré la chaleur et la fatigue d'une journée de jeûne de ramadan, les peshmergas combattants kurdes désormais formellement intégrés à l'armée irakienne ouvrent les coffres et fouillent soigneusement toutes les voitures.
«Avant le référendum, les mesures de sécurité ont été renforcées et les véhicules venant des autres régions d'Irak ne peuvent plus entrer dans le pays kurde jusqu'à mardi»
, explique l'officier sur le grand pont qui enjambe la rivière Zab. C'est une frontière administrative, informelle mais bien réelle, au sud d'Erbil, la capitale kurde. C'est déjà là que se trouvait le dernier check point du Kurdistan irakien qui, placé sous la protection de l'ONU depuis 1991, échappait au contrôle de Bagdad. Partout flottent les trois couleurs kurdes frappées du soleil.
Pas un seul drapeau irakien. Mossoul, la grande ville du nord irakien, en proie aux violences presque quotidiennes, est à moins de 40 kilomètres. Mais le «Kurdistan du Sud», comme l'appellent ses habitants, reste un îlot de paix et de prospérité économique dans le chaos irakien, malgré deux gros attentats-suicides en février 2004 et en mai dernier. Les grandes routes venant du sud sont très contrôlées et, depuis six mois, un gros fossé entoure Erbil, afin d'empêcher les voitures piégées de pénétrer dans la ville par des chemins détournés.
Le souvenir de 1991. La nouvelle Constitution soumise samedi aux suffrages des Irakiens va entériner la quasi-indépendance du pays kurde, avec ses 4 millions d'habitants répartis sur un territoire montagneux grand comme la Suisse. C'est le premier Etat qu'ait eu le peuple kurde, écartelé par l'Histoire entre Irak, Syrie, Turquie et Iran. Les affiches électorales sont partout. Une grande photo montre une vieille femme épuisée marchant dans la neige pendant le grand exode qui suivit l'écrasement de la révolte kurde du printemps 1991. «La nouvelle Constitution, c'est la fin du malheur pour notre communauté», proclame la légende. A côté, l'image d'une jeune femme en costume folklorique déposant dans l'urne un bulletin marqué «balé» (oui en kurde) et un texte affirmant que «la nouvelle Constitution est une lumière pour notre avenir».
Réalisme. Le président de la région, Massoud Barzani, fils du légendaire général Mustapha Barzani, combattant historique de la cause kurde, affirme haut et fort que «le texte représente une base solide pour bâtir un Irak démocratique, fédéral et pluraliste». Le responsable des relations internationales du parti de Barzani, Safeen Dizaee, assure que «cette Constitution maintient presque tout ce que nous avons acquis de facto. Mais pour la première fois, elle leur donne en plus un cadre légal, aussi bien au niveau irakien qu'international». Jalal Talabani, éternel rival de Barzani et actuellement président de l'Irak, est tout aussi favorable au texte.
Même s'ils admettent que la Constitution «ne répond pas à toutes les aspirations des Kurdes irakiens», ils n'en saluent pas moins «une étape historique» et la reconnaissance de la langue kurde comme langue officielle du pays avec l'arabe. L'écrasante majorité des Kurdes rêve toujours d'une véritable indépendance, mais ils font pour la plupart le choix du réalisme. «Nous avons connu trop de tragédies, et la géopolitique de la région nous oblige à garder la tête froide», explique Suzan Hussein, professeur de français à l'université. «Je voterai pour le texte parce que je suis kurde», annonce un jeune employé des Postes. Tawna, étudiant ingénieur, est tout aussi catégorique, même s'il reconnaît «ne pas encore avoir pu lire le texte», pas plus d'ailleurs qu'aucun de ses condisciples. Le texte de 32 pages, plutôt ardu et plein de contradictions, a été tiré à Bagdad à plus de 5 millions d'exemplaires sous l'égide de l'ONU, en kurde et en arabe. Mais il a à peine été diffusé. «Je me suis informé en regardant la télévision», explique Ibrahim, électricien.
Les trois grandes chaînes kurdes publiques ou privées diffusent en effet sans cesse des clips et des débats consacrés à la Constitution. Elles laissent un réel espace aux partisans du «non» qui, parmi les Kurdes, estiment le projet insuffisant pour garantir l'intégration de la ville de Kirkouk, avec ses grands gisements pétroliers, dans la région kurde.
Beaucoup se ruent aussi sur les journaux. «J'en vends deux fois plus que d'habitude et surtout les journaux de Bagdad, parce qu'ils ont plus d'informations sur le sujet. Les arguments des officiels kurdes, tous les connaissent trop bien», explique le tenancier d'un kiosque près du bazar au pied de la citadelle.
Les minorités. Les non-Kurdes d'Erbil, notamment les Turkmènes et les Arabes, très minoritaires dans cette ville de plus d'un million d'habitants, sont plus réticents. «Je ne suis pas contre le fédéralisme, mais il ne doit bénéficier qu'aux Kurdes, qui ont leur propre langue et disposent déjà de leur propre gouvernement. Si les chiites se l'approprient, ce sera la fin de l'Irak», soupire Tarek, Arabe de confession sunnite qui vit depuis des années en zone kurde où il avait trouvé refuge au temps de Saddam. Il n'a guère d'illusions sur le résultat du vote, notamment dans le pays kurde. «Les gens votent dans la discipline, comme le leur disent leurs chefs traditionnels.» Lui est plutôt tenté par le «non». Mais il ne quittera pas Erbil : «Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Ici, nous sommes les borgnes dans un Irak en pleine déliquescence.»
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