Le mercredi 2 décembre 1998
Face à la pression d'Ankara, il est grand temps que l'Europe exige un statut acceptable pour les Kurdes. Par GÉRARD CHALIAND
Gérard Chaliand est écrivain. Dernier ouvrage: «l'Atlas du millénaire. La mort des empires, 1900-2015» (avec J.-P. Rageau), Hachette, 1998.
La demande d'extradition par la Turquie d'Abdullah Ocalan, dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), actuellement réfugié en Italie, ramène l'attention sur un problème sur lequel le Parlement européen a pris position en 1987 et en 1992 en demandant d'accorder aux Kurdes un minimum de droits démocratiques - notamment culturels - dans le cadre de la République turque. En vain chaque fois.
Cette affaire nous concerne d'autant plus que la Turquie est candidate à l'Union européenne. Il est temps que cette dernière parle d'une seule voix, afin que la Turquie ne puisse plus exercer un chantage économique à l'égard de tel ou tel Etat européen qui a adopté une attitude ou une résolution lui déplaisant. Hier, c'était la France, après la reconnaissance par le Parlement du génocide des Arméniens; aujourd'hui l'Italie, pour avoir refusé de livrer un homme aux mains de tortionnaires. Il suffit de lire le récit hallucinant de l'ancien maire kurde de Diyarbakir, emprisonné durant onze années, pour mesurer les moeurs en vigueur dans les prisons turques.
La Turquie qui condamne le terrorisme pratique systématiquement la torture. Celle-ci, comme le dit le Britannique Paul Wilkinson, est «la forme extrême de la terreur individualisée». A tergiverser, à trop confondre Realpolitik (décrocher les contrats que les voisins perdent) et pusillanimité, l'Europe montre son peu de crédibilité. Pourtant, l'Europe - et non les Etats-Unis, alliés de la Turquie dont ils appuient la candidature à l'Union - est exposée aux conséquences de la politique de l'Etat turc. Près de trois millions de ressortissants turcs se trouvent en Europe dont peut-être 700 000 Kurdes - ceux-ci émigrant de plus en plus nombreux - dont les rivalités
politiques s'expriment dans les pays d'accueil. L'éducation de la haine est remarquablement entretenue par l'ultranationalisme de l'Etat turc comme l'ont montré les manifestations en Turquie à l'encontre de l'Italie. Le centre culturel kurde de Bruxelles a été incendié par l'extrême droite turque. Avons-nous intérêt à ce que l'Europe devienne le champ de ces antagonismes? Pourquoi justice devrait-elle être rendue aux Kosovars (ce qui est légitime) et non aux Kurdes de Turquie? Parce que ce pays est notre partenaire économique et notre allié militaire?
Abdullah Ocalan a été dénoncé par le Premier ministre turc comme «le plus grand terroriste du monde». On ne peut appeler terroriste le représentant d'une organisation qui, depuis quatorze ans, parvient à tenir tête à des forces armées remarquablement entraînées et équipées qui dépassent 250 000 hommes. Techniquement, cela s'appelle une guérilla. Quant à la terreur souvent employée par le PKK, elle est amplement utilisée par les forces turques qui ont davantage de moyens. Le PKK est le produit de la société d'un pays où l'Etat, par son refus de dialogue démocratique - tant à l'égard des Kurdes, des islamistes que de ses oppositions démocratiques -, est lui-même le premier créateur de violence.
Plus de 3 000 villages ont été détruits, soit le tiers des villages kurdes. Deux millions de personnes ont été déplacées dans les zones kurdes vers des centres urbains et environ quatre millions de Kurdes refoulés vers l'Anatolie occidentale ou centrale afin de déterritorialiser le problème kurde. Des escadrons de la mort ont assassiné des centaines de Kurdes, parmi les élites capables d'offrir une alternative démocratique. La majeure partie des 30 000 morts de cette guérilla a été victime des forces de l'ordre turques.
On ne peut se débarrasser du problème kurde en le ramenant à un problème de terrorisme. Cette insurrection fait suite à des dizaines d'autres dont les plus importantes ont eu lieu en 1925, 1930, 1937. Elles sont la conséquence du fait qu'officiellement, entre 1924 et 1991, l'Etat ne reconnaissait pas l'existence des Kurdes en Turquie mais parlait de «Turcs montagnards». Le cas est unique au monde. Il a fallu attendre la guerre du Golfe, au moment où, au début de 1991, l'Irak pouvait éclater, pour que le Premier ministre de l'époque, M. Ozal, annonce, non sans arrière-pensées (récupérer la province de Mossoul), qu'il y avait en Turquie douze millions de Kurdes, soit 20 % de la population du pays.
On ne peut pas non plus se débarrasser du problème kurde en accusant le PKK de narcotrafic. L'épaisseur sociale du problème kurde depuis des décennies dépasse le problème de la drogue dans un pays qui est devenu, avec la complicité des plus hautes instances de l'Etat, une des plaques tournantes internationales du trafic de la drogue. L'actuel Premier ministre n'est-il pas sur la sellette pour ses relations avec la mafia. Prétendre faire juger Ocalan par une cour internationale (pourquoi pas les dirigeants d'autres mouvements insurrectionnels dans le monde?) revient à juger l'Etat turc et ses pratiques dont le PKK n'est qu'une des conséquences.
Il est grand temps que l'Europe exige qu'un statut acceptable soit proposé aux Kurdes dans le cadre de la République turque et que l'Union n'accepte plus quelque chantage que ce soit venant de l'Etat turc sur des problèmes relatifs aux droits de l'homme. En revanche, elle pourrait contribuer à un règlement équitable de la question kurde. Si l'Europe a besoin d'un partenariat étroit avec la Turquie, cette dernière a encore plus besoin d'une Europe qui coopère avec elle.